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La fin de l’âge d’or des nuits montréalaises

09 septembre 2019
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Après son apogée des années 1940 et 1950, le Montréal festif a progressivement décliné, pour diverses raisons. L’esprit du divertissement est cependant toujours fortement ancré dans la ville.

Cabaret, 1966

Intérieur de cabaret avec spectacle sur la scène, couples attablés et serveurs.
Archives de la Ville de Montréal. VM94,SY,SS1,SSS1-A292-27.
Lorsque l’on plonge dans le Montréal des années 1940 et 1950, on a l’impression de s’immerger dans un véritable polar, avec ses intrigues dramatiques et licencieuses, ses bons et ses méchants, ses gangsters et ses justiciers. On explore en effet une période mythique de la métropole, où le nightlife attire les foules, où la ville ne dort jamais. Une époque pendant laquelle Montréal est inscrit dans l’agenda de toutes les grandes vedettes. Une ville électrique, vibrante et folle, où la fête est continue et où tout est permis… ou presque.

Il y a bien sûr un côté un peu plus sombre à ce Montréal de paillettes, de jeu et de cocktails. Les activités illégales foisonnent et en mènent plusieurs à leur perte. Le crime organisé fait la loi dans certains secteurs économiques de la métropole, et corrompt des policiers et des politiciens. Mais, en y repensant, on ne peut retenir l’impression d’avoir manqué un moment enivrant et palpitant de l’histoire de la ville. Peut-être est-ce dû à cette fierté que Montréal fut, à une certaine époque, une sorte de Las Vegas de l’est de l’Amérique du Nord? Ou est-ce plutôt à cause de la nostalgie et du romantisme qui font voir la Sainte-Catherine aux néons multicolores comme une véritable oasis de plaisirs?

Qui ne rêverait pas, ne serait-ce que secrètement, de sauter dans une rutilante Cadillac, d’être tiré à quatre épingles, une étole de fourrure pour madame et un fedora (chapeau à large bord en feutre) pour monsieur, de s’élancer vers le centre-ville pour aller prendre un verre dans un club, et ensuite déguster un fabuleux repas au très élégant Ruby Foo’s, avant de se rendre au cabaret Chez Paree pour entendre chanter Frank Sinatra? Qui ne souhaiterait pas aller ensuite danser Au Faisan Doré sur les notes des Nuits de Montréal, de prendre une bouchée au Chic-n-Coop et de terminer la soirée au Rockhead’s Paradise?

Montréal se transforme

VM94-B032-002

Photographie en noir et blanc du panorama montréalais d’un point de vue surélevé. On reconnaît de gauche à droite : l’édifice de la Sun Life, la Place Ville Marie et le siège social d’Hydro-Québec.
Archives de la Ville de Montréal. VM94-B032-002.
Dans les années 1950 et 1960, les grands projets de rénovation urbaine remodèlent le centre-ville. Alors que pendant des décennies on a décrié l’existence de centaines de maisons de désordre dans une ville aux prises avec une grave crise du logement, le gouvernement provincial décide vers 1955 de raser une bonne partie de l’ancien Red Light, qualifié de zone de taudis, pour y construire un grand ensemble de logements sociaux (le plan Dozois, aujourd’hui les Habitations Jeanne-Mance). La construction de la nouvelle Place des Arts (de 1961 à 1963) viendra encore transformer le quartier du défunt Théâtre Gayety, ancien temple de Lili St-Cyr, qui deviendra successivement le Radio-Cité de Jean Grimaldi (en 1953), la Comédie-Canadienne de Gratien Gélinas (en 1956), puis le siège du Théâtre du Nouveau Monde (en 1972). Surtout, le centre-ville se transforme sous la pression du parc automobile grandissant, avec l’élargissement du boulevard Dorchester (aujourd’hui René-Lévesque) et la construction de l’autoroute Ville-Marie, qui ampute le Quartier chinois. Ce qui restera du Red Light semblera longtemps laissé à l’abandon, comme une tache sur l’idéal d’une ville moderne et propre mis de l’avant par Jean Drapeau et ses collaborateurs. Ceci permettra paradoxalement le maintien de l’ancienne vocation du lieu comme centre du commerce sexuel.

Du côté de la police, malgré l’élection de Jean Drapeau en 1954, les véritables réformes attendront les années 1960. Car, en 1956, le chef Albert Langlois gagne son appel du jugement Caron et reprend son poste jusqu’à sa retraite, en 1961. Jean Drapeau perd le pouvoir en 1957, notamment à cause du premier ministre Duplessis, qui le perçoit comme un interlocuteur trop coriace, voire un potentiel rival. C’est avec son retour au pouvoir en 1960 que les choses commencent à bouger. Drapeau fait alors nommer à la tête de la police municipale le réformateur Adrien Robert (de 1961 à 1965), qui s’était fait connaître dans les années 1940 en nettoyant Hull et sa police, alors affectés par des problèmes semblables à ceux de Montréal. Le maire mandate aussi deux experts étrangers, le Britannique Andrew Way, commander de la police métropolitaine de Londres, et le Français André Gaubiac, ancien directeur de la police de Paris, afin de guider la réorganisation du Service de police (en 1961).

D’autres formes de divertissement

Les campagnes de moralité du maire Drapeau contribuent au déclin du divertissement au centre-ville, mais elles sont probablement moins déterminantes que la télévision et l’automobile, voire le tourne-disque, qui déplacent les loisirs de la classe moyenne vers les bungalows de la banlieue. À Montréal, comme dans d’autres villes d’Amérique du Nord, le déclin de la grande époque des cabarets s’amorce. Quelles salles de spectacle peuvent rêver de concurrencer les émissions de télévision qu’elles ont, ironiquement, elles-mêmes inspirées? Des programmes comme le Café des artistes ou Music-Hall attirent maintenant les artistes locaux avec de généreux cachets. Sans oublier la brochette de vedettes nord-américaines qui défilent maintenant gratuitement, tous les dimanches soir, à l’écran du Ed Sullivan Show? Beaucoup de cabarets du centre-ville finiront par se recycler en bars de danseuses nues, et le bas de la Main redeviendra un espace des moins fréquentables.

Évolution des mentalités

VM94-B009-006

Photographie aérienne en noir et blanc montrant le dessus du mont Royal presque entièrement déboisé. La ville est visible au loin.
Archives de la Ville de Montréal. VM94-B009-006.

Le désir d’épurer moralement la ville se maintient pendant un temps sous le règne du maire Jean Drapeau. La répression sera particulièrement vive à l’endroit des établissements de la communauté LGBT, notamment à la veille des grands événements internationaux comme Expo 67 et les Jeux olympiques de 1976. Une grande descente au bar Truxx, en octobre 1977, déclenchera une mobilisation sans précédent de la communauté et l’adoption de la première loi interdisant la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle.

L’évolution des mentalités contribue aussi au recul du moralisme. Dans l’affaire des Ballets africains (en 1967), l’escouade de la moralité de la police de Montréal se couvre de ridicule en poursuivant la troupe nationale de danse de la Guinée pour la nudité partielle de certaines de ses danseuses mineures. La révolution sexuelle et l’essor du féminisme dans les années 1960 et 1970 auront graduellement raison de la volonté officielle de régenter les mœurs. En ce qui a trait aux jeux de hasard et d’argent, curieusement, le maire Drapeau fera plutôt figure de pionnier en instaurant sa fameuse « taxe volontaire », une loterie sans le nom qui ouvrira la voie aux modifications du Code criminel qui permettront la création de Loto-Québec en 1970.

Un héritage historique

Rue Sainte-Catherine, 1964.

Photo en noir et blanc montrant la rue Sainte-Catherine de nuit avec les enseignes néon.
Archives de la Ville de Motnréal. VM94,SY,S1,SS1,A144-026.
Malgré la destruction de nombreuses traces matérielles, Montréal a gardé comme héritage de cette époque marquante du milieu du XXe siècle son caractère fortement touristique. Cet attrait a été maintenu par le maire Drapeau (grâce à Expo 67 et aux Jeux olympiques de 1976) et par ses successeurs, avec le souci de favoriser des divertissements plus « propres ». Douce revanche des communautés LGBT sur le maire épurateur, la métropole, avec sa tenace réputation de lieu de fête et d’ouverture, abrite maintenant l’un des plus grands villages gais de l’Amérique du Nord, ce qui en fait une destination prisée pour le tourisme LGBT. Le Festival international de jazz de Montréal et le tout nouveau Quartier des spectacles — même si ce dernier a contribué à faire reculer encore les vestiges du Red Light — sont les héritiers grandioses, bien qu’un peu assagis, de ce Montréal festif dont les années 1940 et 1950 constituent l’archétype.

Ce texte de Catherine Charlebois et de Mathieu Lapointe est tiré du livre Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, sous la direction de Catherine Charlebois et Mathieu Lapointe, Montréal, Cardinal, 2016, p. 263-267.

Références bibliographiques

BOURASSA, André-Gilles, et Jean‑Marc LARRUE. Les nuits de la « Main » : cent ans de spectacles sur le boulevard SaintLaurent (1891-1991), Montréal, VLB éditeur, 1993, 361 p.

CHARLEBOIS, Catherine, et Mathieu LAPOINTE (dir.). Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, Montréal, Cardinal, 2016, 272 p.

MARRELLI, Nancy. Stepping Out: The Golden Age of Montreal Night Clubs, Montréal, Véhicule Press, 2004, 141 p.