L'encyclopédie est le site du MEM - Centre des mémoires montréalaises

Souvenirs des ruelles de Ville-Émard

17 mars 2022
Temps de lecture

Des habitants de Ville-Émard se souviennent de la vie des ruelles, un espace où les adultes commerçaient et socialisaient, tandis que des tribus d’enfants y établissaient leur domaine.

Ruelle Ville-Émard

Photo en noir en blanc de 1955 d’un garçon et d’un homme se tenant par la taille dans une ruelle en terre, une voiture se trouve au bout. Ils se tiennent près d’une maison.
Collection privée de Salvatore, Francesco et Paolo Mazzaferro
Évoquer les ruelles déclenche une explosion de souvenirs. Parlez-en à quiconque y a joué entre les années 1960 et 1980, son visage s’illuminera tandis qu’il vous racontera des histoires d’amitié, de liberté et, bien sûr, de mauvais coups.

Si les ruelles ont été conçues à l’origine pour les camions de service et les livraisons, les enfants se les sont appropriées comme terrains de jeu. Nous connaissions chaque recoin de la ruelle et ce à quoi il pouvait servir. Les ruelles étaient les coulisses du quartier, et pour obtenir un « laissez-passer pour les coulisses », il fallait soit vivre dans ce pâté de maisons, soit connaître quelqu’un qui y vivait. À bien y penser, vous ne seriez jamais allé au hasard dans une ruelle pour vous y amuser. Vous auriez eu l’impression d’envahir l’espace privé de quelqu’un. Il n’y avait pas là de touristes. C’est exactement ce que sont les ruelles, des espaces publics privés, un réseau urbain intime, établi dans le tissu du quartier, où les enfants voulaient s’échapper et, dans certains cas, d’où ils espéraient s’échapper.

OK, vous pourriez dire que j’embellis le passé. Absolument! Mais portez le regard au-delà de la matérialité du lieu. Les ruelles étaient des paysages émotionnels qui nous reliaient les uns aux autres, mais aussi à notre quartier et plus précisément à notre rue. On y était initiés aux liens tribaux, et ce qui me rend nostalgique, c’est le sentiment d’appartenance qui est ancré dans ces lieux.

La ruelle travaillante

Ruelle Ville-Émard 2

Photo couleur de deux garçons se chamaillant dans une ruelle, des garçons derrière eux sur leur vélo, et une école à deux étages en arrière plan.
Collection privée de Carmine Tulino
Vos histoires de ruelles révéleront probablement votre âge car, selon la décennie qui vous a vu grandir, vous les avez soit utilisées, soit aimées, soit évitées. Les enfants qui ont grandi dans les années 1930 et 1940 jouaient dans les ruelles, mais ils se souviennent surtout d’allées de service non pavées. Par exemple, Tony Baldoni, qui était musicien et vivait à Ville-Émard, nous a expliqué les activités de l’époque : « Les vendeurs de fruits et légumes allaient et venaient dans les ruelles avec un cheval et une charrette, en criant ce qu’ils avaient à vendre. Il y avait un colporteur qui parcourait les ruelles avec son chariot et achetait des chiffons aux gens pour deux ou trois cents. Les gens le surnommaient guenillou. »
Les ruelles ont été utilisées par les vendeurs et pour les services jusqu’au début des années 1980. Les habitants de Ville-Émard se souviennent de l’homme qui aiguisait les couteaux, des vendeurs de légumes, du vendeur de chaussures, du ramassage des ordures, des camions qui livraient des boissons gazeuses dans des caisses en bois et de ceux qui fournissaient du mazout avec de longs tuyaux qui se prolongeaient jusqu’au sous-sol pour que le chauffeur puisse remplir le réservoir de la chaudière. Ces récits relatent davantage ce que les gens ont vu que leurs interactions personnelles dans la ruelle.

Les histoires vécues dans les années 1960 deviennent personnelles, et leur perspective est souvent différente selon que l’on était une fille ou un garçon. À l’époque, les filles italiennes étaient soumises à beaucoup plus d’interdictions que leurs frères. Alors que les garçons pouvaient aller n’importe où, les filles ne devaient pas s’éloigner du regard des « détectives de la rue » — les mères et les grands-mères. Mais une fois la porte de la cour arrière ouverte, les filles étaient libres.

Ma ruelle, mon quartier

Ruelle Ville-Émard 3

Photo en noir et blanc d’une jeune femme posant avec sa bicyclette dans une ruelle en terre, des hangars derrière elle.
Collection privée de Irma Palladini Agnessi
Pour Delia Plescia, la limite entre la maison et la ruelle est floue parce que cette dernière offrait sécurité et indépendance : « La ruelle était l’endroit où l’on pouvait s’enfuir. C’était notre terrain de jeu. On savait que tous les enfants seraient dans la ruelle. Vers sept heures, c’était comme une maison pleine à craquer. La ruelle était un prolongement de votre cour arrière. Peu importe où vous êtes, si vous avez une ruelle, vous avez un quartier. »

Les ruelles étaient aussi l’interprétation ouvrière des camps de vacances. Je pense qu’elles étaient même meilleures parce que nous devions apprendre à socialiser par nous-mêmes. Vicky Esposito se souvient de cet aspect : « Il n’y avait pas d’adultes pour dire aux enfants ce qui était juste et ce qui ne l’était pas. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à comprendre le jeu organisé, c’est presque un oxymore. Le jeu n’est pas censé être organisé... à part le ballon-chasseur. »

Les garçons de Ville-Émard avaient un rapport différent avec les ruelles. Pour eux, c’était territorial. Ils en prenaient possession en bande et combattaient les autres garçons qui venaient dans leur espace. Les ruelles délimitaient des frontières, mais elles étaient aussi leurs sanctuaires. Plusieurs se souviennent : « Les ruelles nous ont rendus ingénieux, nous y avons appris à gérer les situations »; « Nous avons appris à être coriaces et débrouillards »; « On n’était pas le groupe de jeunes de l’église Saint-Jean-Bosco, eux avaient des activités les plus honorables. »

Un avenir en vert

Alors que les garçons cherchaient à avoir l’exclusivité de la ruelle, leurs parents essayaient de se faire de nouveaux amis parmi leurs voisins canadiens. Le caractère informel des rencontres dans les cours arrière et dans les ruelles facilitait les contacts avec les inconnus. Giacinto Primiani faisait connaissance avec générosité : « Nous avions l’habitude de partager la production de notre jardin. “Ah, vos tomates sont vraiment bonnes”, disaient-ils. Et c’est ainsi que nous nous sommes fait des amis. »
À la fin des années 1990, on a dit aux enfants que les ruelles n’étaient pas sûres, et elles ont lentement été abandonnées. Lorsque je parle aux jeunes d’aujourd’hui, ils n’ont généralement pas d’histoires sur les ruelles parce qu’ils ne les utilisent pas. J’ai bon espoir que les projets de ruelles vertes de Montréal feront redécouvrir ces lieux aux gens et, par conséquent, favoriseront un sentiment de communauté dans les quartiers.