Vers 1950, Montréal est la troisième ville en importance pour le jeu et les paris en Amérique du Nord. Quels facteurs ont favorisé cette expansion? Par quels moyens l’a-t-on stoppée?
Maison de paris, 1947.
La province de Québec est depuis longtemps plus tolérante envers le jeu que ses voisines à majorité anglo-protestante. Cela est dû notamment à l’influence de l’Église catholique, dont la morale est moins intransigeante et qui a obtenu des exceptions à la prohibition du jeu afin de financer ses œuvres charitables. Montréal compte en outre des communautés chinoise, irlandaise et juive d’Europe de l’Est (la troisième communauté ethnolinguistique de Montréal vers 1930), qui apprécient diverses formes de jeu et ne partagent pas le rigorisme des réformateurs moraux anglo-protestants sur ce sujet. Avec le développement rapide du tourisme à Montréal à l’époque de la prohibition américaine (1920-1933), les conditions sont réunies pour le développement d’une véritable industrie du jeu.
Montréal profite aussi de sa situation géographique. Comme des lois américaines interdisent les paris d’un État à l’autre, les gamblers (les tenanciers de maisons de pari et de jeu comme les joueurs) contournent cette contrainte en faisant de Montréal un relais majeur de l’information pour les paris aux États-Unis, aidés en cela par les liens tissés entre les pègres montréalaise et new-yorkaise.
Montréal, petit Las Vegas
Machine à sous
Tout cela concourt à faire de Montréal, vers 1950, la troisième ville en importance pour le jeu et les paris en Amérique du Nord, après Las Vegas et New York. À cette époque, le réformateur Pacifique « Pax » Plante estime à 250 le nombre de maisons consacrées à ces activités illégales dans la métropole. La majorité d’entre elles se trouvent au centre-ville, autour de la rue Sainte-Catherine, avec un pôle dans le Red Light et un autre plus à l’ouest, autour des rues Peel, Stanley et Metcalfe. Cependant, les maisons de jeu sont plus dispersées dans la ville que les maisons de prostitution : on en trouve dans chaque quartier, ce qui permet aux tenanciers d’atteindre leur clientèle où qu’elle soit, au travail, près des usines, ou même dans les quartiers résidentiels, ce qui cause une certaine gêne dans la population.
Et, quels que soient ses goûts ou la taille de son portefeuille, le joueur y trouve son compte : maisons de paris (bookies), où l’on peut parier sur tous les sports; courses de chevaux à l’hippodrome de Blue Bonnets; maisons de jeu où l’on s’adonne à différents jeux de cartes et de dés, dont la célèbre barbotte, jeu signature de Montréal. Plusieurs maisons prennent même l’allure de minicasinos, offrant à la fois le service de paris et de tables de jeu. À côté de ces types d’établissements où l’on peut miser — et gagner ou perdre — gros, on trouve des variétés de jeux plus légères : les loteries clandestines, les sweepstakes [tirages au sort] irlandais, sans oublier le bingo. Les autorités municipales, accusées de laxisme, n’ont pas tort de dire que « tout le monde joue! » Les partisans de la répression du jeu se buteront à l’ambivalence de la population, qui se demande si le Code criminel n’est pas trop rigide et se questionne sur ses incohérences : pourquoi, par exemple, est-il permis de parier à Blue Bonnets, mais pas par téléphone ou chez un bookie (preneur de paris)?
Les critiques des réformateurs
Combine Club, 1951.
La présence massive du jeu pose aussi le problème de la complicité de la police et des autorités politiques. Car, comme l’explique Pax Plante dans son ouvrage, cette industrie a nécessairement besoin de protection pour prospérer. Les maisons de paris en particulier réclament de la stabilité, un local fixe et une infrastructure (téléphones, télégraphes, tableaux, etc.) dont les coûts de déménagement seraient trop importants. À l’exception de quelques barbottes « volantes », la plupart des maisons de jeu demeurent donc au même endroit assez longtemps pour déranger des citoyens. C’est pourquoi elles ont besoin de la complaisance intéressée des politiciens et de la police pour subsister. C’est donc là que commence, selon les réformateurs, le cancer de la corruption qui se répand ensuite dans le reste de l’administration municipale…
Même si le jeu en soi pose moins de problèmes que la pègre à qui il profite et que la corruption qu’il engendre, l’une des solutions que l’on envisage alors est de socialiser ou d’étatiser le jeu. Plusieurs politiciens québécois, comme le maire Camillien Houde (dès les années 1930) et le premier ministre Duplessis dans les années 1940 et 1950, prônent l’instauration d’une loterie municipale ou provinciale qui permettrait de renflouer le trésor municipal, de garder dans la province les sommes misées et de les utiliser pour le bien public, mais ils se butent au Code criminel et à la résistance des autorités fédérales. Ironiquement, c’est Jean Drapeau — celui-là même qui s’est fait élire à la mairie en 1954 après avoir pourfendu gamblers (tenanciers de maisons de jeu) et policiers corrompus au cours de l’enquête Caron — qui instaurera une telle loterie municipale en 1968, déguisée sous le nom de « taxe volontaire », avant que des modifications au Code criminel ne permettent enfin au gouvernement du Québec, en 1969, de créer Loto-Québec.
Ce texte de Mathieu Lapointe est tiré du livre Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, sous la direction de Catherine Charlebois et Mathieu Lapointe, Montréal, Cardinal, 2016, p. 151-153.
BRODEUR, Magaly. Vice et corruption à Montréal, 1892‑1970, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, 129 p.
CHARLEBOIS, Catherine, et Mathieu LAPOINTE (dir.). Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, Montréal, Cardinal, 2016, 272 p.
CHARBONNEAU, Jean-Pierre. La filière canadienne, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2002, 597 p.
DE CHAMPLAIN, Pierre. Histoire du crime organisé à Montréal de 1900 à 1980, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2014, 502 p.
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PLANTE, Pacifique. Montréal sous le règne de la pègre, Montréal, Éditions de l’Action nationale, 1950, 96 p.
MORTON, Suzanne. At Odds: Gambling and Canadians, 1919‑1969, Toronto, University of Toronto Press, 2003, 272 p.