Au milieu du XXe siècle, dans une relative discrétion, gais et lesbiennes fréquentent des établissements nocturnes où ils peuvent un peu plus ouvertement se rencontrer, se divertir et s’affirmer, prélude à la revendication de leurs droits.
Armand Larrivée Monroe 1957
Au milieu de toute l’effervescence nocturne qui anime Montréal au milieu du XXe siècle se développent discrètement des lieux où pourront s’affirmer un peu plus ouvertement les communautés homosexuelles. Certes, la marge de liberté est mince à l’époque. L’homosexualité est alors considérée comme une grave perversion, voire une maladie mentale, même par des éléments progressistes d’une société encore très patriarcale et conservatrice. Si elle n’est pas un crime en soi, elle est souvent réprimée par la police au moyen d’articles du Code criminel relatifs à l’attentat à la pudeur, à la sodomie et, surtout, à la « grossière indécence », une notion floue et fort élastique.
Pourtant, les membres des communautés gaie et lesbienne en émergence se rencontrent et se retrouvent dans des établissements a priori hétérosexuels. Pour les gais, ce sont des endroits comme le Café Monarch, le Piccadilly Club de l’hôtel Mont-Royal ou encore le Diana Grill, en plus d’autres lieux publics comme les saunas, les parcs (celui du Mont-Royal), certains clubs sportifs et des fêtes privées. Les lesbiennes, quant à elles, fréquentent le cabaret Les Ponts de Paris, le Café Rodéo, le Casa Loma, le Blue Sky et le Tropical Room, entre autres. Les deux pôles géographiques des communautés homosexuelles sont l’ouest du centre-ville, aux environs de la rue Peel, et le Red Light.
En 1950, le premier ministre Duplessis vantait la moralité de Montréal en relevant l’absence de clubs homosexuels. Mais dès 1952, le propriétaire du Downbeat Club aménage le Tropical Room, qui sera le premier établissement exclusivement homosexuel. Le Tropical Room emploie des homosexuels à une époque où la discrimination est intense. En 1957, le propriétaire, Solly Silvers, engage Armand Larrivée Monroe pour animer les soirées, qui deviendront très populaires. Et, chose inouïe, les hommes pourront bientôt y danser ensemble.
Discrétion accrue pour les lesbiennes
Les lesbiennes sont moins visibles que leurs contreparties masculines, car les femmes fréquentent moins les bars, et il est très mal vu qu’une femme sorte sans un homme. La polarité « lesbienne butch » et « lesbienne femme » joue sur ces codes : les « butchs », plus masculines, protègent les « femmes » du harcèlement des hommes. La mafia, qui possède souvent les lieux qu’elles fréquentent, exerce aussi un rôle protecteur. Fondé en 1955 dans la rue Saint-André, le bar Aux Deux Canards, qui deviendra bientôt Les Ponts de Paris, sera l’établissement le plus connu et le plus fréquenté par la communauté.
Armand Larrivée Monroe 1960
Les artistes travestis sont très populaires à l’époque. Les cabarets hétérosexuels leur font une place de choix et une abondante publicité dans les journaux. Après la pionnière Lana St-Cyr dans les années 1940 viennent Armand Monroe et bien sûr Guilda, qui fait ses débuts Chez Paree en 1955.
D’autre part, les communautés gaie et lesbienne font souvent les manchettes de la nouvelle presse à sensation, ces journaux dits « jaunes » qui se multiplient dans les années 1950 et qui se concentrent sur les nouvelles artistiques, les potins, le crime et la moralité. Paradoxalement, en se scandalisant au sujet des bars de « fifis », de « tapettes » ou de « femmes aux femmes », ou en y faisant allusion sur le ton de la dérision, ils publicisent l’existence de ces endroits et de ce mode de vie, ce qui donne à ces communautés une nouvelle visibilité et permet aux novices de repérer les lieux.
Mais l’apprivoisement de cette liberté demeure fragile. L’homophobie est omniprésente tant chez les forces de l’ordre et les autorités municipales que chez les réformateurs qui contestent les droits des homosexuels. La communauté et ses établissements seront l’objet de diverses répressions durant les premières décennies du règne du maire Jean Drapeau. Ce n’est qu’avec la décriminalisation de l’homosexualité à la fin des années 1960 (Omnibus Bill, loi de 1969 modifiant le droit pénal) et l’essor du militantisme gai dans les années 1970 que la communauté amorcera une véritable affirmation publique et la conquête graduelle de ses droits.
Ce texte de Mathieu Lapointe est tiré du livre Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, sous la direction de Catherine Charlebois et Mathieu Lapointe, Montréal, Cardinal, 2016, p. 28-30.
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