En 1908 et 1916, la découverte et le démantèlement de clubs privés voués à des activités homosexuelles ébranlent Montréal. Ce scandale a une forte résonnance dans la presse et marque les esprits.
Si depuis la fin du XIXe siècle, il est de plus en plus fréquent que des hommes soient traduits en justice pour des délits en lien avec l’homosexualité, ces affaires restent dans la plupart des cas ignorées par la presse ou font tout au plus l’objet d’une brève mention parmi différentes condamnations survenues le même jour dans les tribunaux. Mettant en cause chacune plus d’une vingtaine d’individus, les affaires des clubs Geoffrion et Carreau feront pour leur part l’objet d’une attention sans pareille de la presse.
Dans un contexte où les rapports homosexuels sont criminalisés et sévèrement punis, des hommes se regroupent clandestinement pour organiser des soirées dans des résidences privées. Moins à risque que les rencontres sexuelles ayant lieu dans les parcs, cinémas ou autres lieux publics, ces activités derrière les portes closes de maisons bourgeoises ne sont toutefois pas à l’abri de tout soupçon. Il suffit de plaintes de voisins ou de passants suspectant la tenue d’activités illicites pour que la police déploie une opération d’infiltration.
La découverte de réseaux consacrés à des pratiques sexuelles collectives entre hommes fait scandale dans plusieurs villes occidentales à partir de la fin du XIXe siècle. L’affaire de la rue Cleveland à Londres, en 1889, et l’arrestation et le procès de l’écrivain Oscar Wilde en 1895 sont sans doute les cas les plus célèbres. Au Québec, le démantèlement, en 1892, du club des Manches de ligne, à Saint-Jean, dans la vallée du Richelieu, fait également grand bruit. On traite même de l’affaire à la une du New York Times.
Premier scandale homosexuel d’envergure
La Patrie, 30 septembre 1908
Dans les mois qui précèdent l’intervention policière contre le club, au moins 22 personnes le fréquentent, parmi lesquelles certains hommes occupant des fonctions de prestige, ce qui ne manquera pas d’être souligné par la presse. En plus du docteur Geoffrion, on trouve en effet un agent de compagnie d’assurance, un comptable du Canadien Pacifique, le gérant d’une entreprise publicitaire ainsi qu’un haut fonctionnaire du palais de justice. Bien que la plupart des membres soient Canadiens français, on compte également parmi eux un acteur français jouant au théâtre Parisiana, de la rue Sainte-Catherine, un commerçant syrien et un buandier chinois. Quelques garçons mineurs, âgés pour la plupart de 16 ans et issus des milieux populaires, fréquentent également le club.
La Presse 30 octobre 1908
La présence de garçons mineurs au sein du club suscite l’indignation autant de la presse que du juge François-Xavier Choquet, chargé de l’affaire. On accuse alors Geoffrion et ses acolytes de corrompre la jeunesse. Les journaux n’hésitent pas à qualifier les accusés de débaucheurs d’enfants et réclament des châtiments plus sévères. Si quatre des accusés parviennent à s’enfuir, échappant ainsi à leur procès, Geoffrion, considéré comme le principal responsable de l’affaire, ne sera pas épargné. Le décrivant comme « l’être le plus dangereux qui existe », le juge Choquet le reconnaît coupable des trois chefs d’accusation qui pesaient sur lui et le condamne à 15 ans d’emprisonnement.
Huit ans plus tard, un nouveau scandale éclate
La Presse 5 août 1916
Ce club tenait ses activités depuis trois ans, d’abord dans le commerce d’ornements religieux de Carreau, situé dans la rue Notre-Dame, près de la place d’Armes, puis dans sa résidence de la rue Saint-Hubert, nouvellement acquise. Âgé de 38 ans, Carreau est marié et père de cinq enfants lorsque la police intervient dans sa maison, un soir où devait s’y tenir un banquet. Les agents doubles, qui avaient infiltré le club sur une période de deux semaines, avaient poussé très loin leur investigation. En plus d’observer les activités qui se tenaient chez Carreau, ils n’avaient pas hésité à y prendre directement part, dansant avec certains invités et allant même jusqu’à se laisser caresser intimement par d’autres. Certaines soirées réunissaient jusqu’à une vingtaine de participants. Des rapports sexuels avaient lieu dans différentes pièces de la maison, alors qu’on buvait du punch et dansait au son du piano. Certains invités venaient d’aussi loin que New York, comme Charles Wilson, un teneur de livres.
Libérés sous caution, quatre des huit accusés, dont Carreau et Wilson, prennent la fuite et échappent à la justice. Carreau et Wilson parviennent à traverser la frontière et gagner New York. Alors que les autorités cherchent en vain à retrouver Carreau, considéré comme la tête dirigeante du club, le juge Choquet, qui est également chargé de cette affaire, se montre clément envers les accusés restants, dont la responsabilité est considérée comme limitée.
Le Canard 1916
Les scandales des clubs Geoffrion et Carreau ont une résonnance inégalée dans la société montréalaise du début du siècle. Les journaux traitent abondamment des deux affaires, et c’est devant des salles pleines à craquer que les procès se déroulent. Jusqu’au milieu des années 1920, des journaux satiriques continueront d’évoquer régulièrement ces deux affaires dans leurs billets « humoristiques » tournant en dérision la culture homosexuelle naissante.
DAGENAIS, Dominic. Culture urbaine et homosexualité : pratiques et identités homosexuelles à Montréal, 1880-1929. Thèse (Ph. D.), Université du Québec à Montréal Montréal, 2017, 403 p. [En ligne] (Consulté le 3 mai 2018)
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