La prostitution a été un commerce florissant et persistant à Montréal. Marquant l’imaginaire, certaines tenancières et maisons pourraient faire oublier le quotidien sordide des « filles ».
Dans les années 1920, le Red Light de Montréal compte 300 maisons de prostitution, et il en subsiste une centaine deux décennies plus tard. Dans certaines rues de ce secteur, presque chaque bâtiment abrite un tel établissement! Bien sûr, tous ne visent pas la même clientèle. Certains emploient des filles moins bien considérées dans des appartements très modestes, tandis que d’autres proposent des « services » luxueux, exclusifs et discrets, et gagnent même une réputation internationale.
Le quotidien de la prostitution montréalaise
e011067355
Comme l’explique l’historienne Andrée Lévesque, les « filles » sont soumises à une stricte discipline, elles travaillent de longues heures sans pouvoir sortir et n’ont pas le choix du client. Elles ne touchent que la moitié des revenus qu’elles génèrent et sont forcées d’acheter à fort prix des biens et services à la tenancière ou à ses associés, ce qui les amène souvent à contracter des dettes qui les obligent à continuer leur activité illégale. Elles sont aussi exposées aux maladies transmissibles sexuellement et soumises à des inspections médicales imposées, à la prison et parfois à la violence, sans parler de la stigmatisation sociale qui les accable. Néanmoins, le mode de vie proposé aux filles, qui inclut la pension et les repas, des vêtements gratuits et de l’alcool tous les soirs, peut plaire à certaines.
Les « madames »
Parmi les tenancières de maisons closes, certaines ont marqué les esprits et restent des figures d’un monde illicite révolu.
Anna Labelle Beauchamp
Anna Labelle Beauchamp
Paulette Déry
Originaire de Gaspésie, Paulette Déry arrive dans la métropole en 1922. Au tournant des années 1930, elle travaille comme prostituée dans le Red Light, puis comme gérante pour madame Beauchamp dans ses divers établissements de la rue de Bullion. Elle assure alors la gestion quotidienne des bordels, accueille les clients, perçoit l’argent et surveille les prostituées. Si elle gagne 12 dollars par semaine dans ses débuts, son salaire augmente jusqu’à 25 dollars par semaine dans les années 1940. Elle agit aussi comme « tenancière de paille » : « prenant le pinch » (se faisant arrêter) à la place de sa patronne, elle sera condamnée à des dizaines de reprises pour avoir tenu une maison de débauche. Témoin privilégiée, elle décrit en détail, lors de son passage à l’enquête Caron en 1950, le système de tolérance policière dont jouissait le milieu de la prostitution à l’époque.
Ida Katz
Ida Katz
Lucie Delicato Bizante
Lucie Delicata Bizante
Le 312 Ontario Est
Le 312, rue Ontario Est
Montréal compte plus d’une centaine de maisons de débauche dans les années 1940. Selon l’historienne Danielle Lacasse, ces établissements se répartissent en trois catégories, soit la maison ouverte, la maison semi-close et la maison close. La maison ouverte, généralement de petite dimension et affichant un décor sobre, emploie quelques filles seulement et accueille les clients dans un petit boudoir où se présentent les prostituées légèrement vêtues. Travailleurs, touristes, petits commerçants fréquentent ce type d’établissement situé au cœur du Red Light. La maison semi-close, dont le « 312 » fait partie, sélectionne plus soigneusement ses clients, qui doivent être recommandés par un chauffeur de taxi ou un autre client pour pouvoir entrer. Les lieux sont plus richement décorés et les prostituées se présentent en tenues de soirée élégantes pour plaire aux clients. Finalement, la maison close attire une clientèle soucieuse de discrétion, comme les hommes d’affaires et les politiciens, et l’accès y est très restreint.
Les prix varient ainsi d’un établissement à l’autre, allant de 1 dollar dans les maisons de prostitution de la rue de Bullion à près de 10 dollars dans les maisons closes réputées du boulevard Saint-Laurent. Le salaire des prostituées est calculé selon le nombre de clients reçus, soit environ 10 clients par quart de travail (jour ou nuit). Chaque fois qu’un client se présente, la gérante poinçonne une carte de travail, souvent un paquet de cigarettes, ce qui permet ensuite à la prostituée d’être payée, bien qu’elle doive verser la moitié de son salaire à la tenancière.
La réputation du « 312 » était telle que, longtemps après sa fermeture, on a continué à sonner à la porte, à tel point que les propriétaires ont décidé, à une certaine époque, de faire retirer le numéro d’immeuble.
Les textes de Mathieu Lapointe et de Maryse Bédard sont tirés du livre Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, sous la direction de Catherine Charlebois et Mathieu Lapointe, Montréal, Cardinal, 2016, p. 98-99 et p. 118-123.
CHARLEBOIS, Catherine, et Mathieu LAPOINTE (dir.). Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, Montréal, Cardinal, 2016, 272 p.
COMMEND, Susanne. De la femme déchue à la femme infectieuse : perception sociale et répression de la prostitution montréalaise pendant la Seconde Guerre mondiale, Mémoire (M.A.), Université de Montréal, 1996, 169 p.
LACASSE, Danielle. La prostitution féminine à Montréal, 1945‑1970, Montréal, Boréal, 1994, 230 p.
LÉVESQUE, Andrée. « Le bordel : milieu de travail contrôlé », Labour/Le Travail, no 20, automne 1987, p. 13-31.
LÉVESQUE, Andrée. Résistance et transgression : études en histoire des femmes au Québec, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1995, 157 p.
PROULX, Daniel. Le Red Light de Montréal, Montréal, VLB éditeur, 1997, 83 p.