Archiver la mémoire du Quartier chinois à travers les objets : la collection Wings

La collection Wings est une collection d’objets anciens d’intérêt patrimonial, recueillis dans les deux édifices patrimoniaux de la compagnie Wing, la plus ancienne manufacture d’origine chinoise encore en production dans le Quartier chinois. La vente de ces édifices à des promoteurs immobiliers laissant craindre leur destruction, Jean-Philippe Riopel, un résidant de longue date du quartier, a pris l’initiative de sauver ces objets. En effet, même si les édifices vont bientôt bénéficier du classement comme biens culturels, les intérieurs ont été exclus de cette protection ainsi que les objets anciens qui s’y trouvent.

L’organisme à but non lucratif Objets de mémoire – groupe d’action muséologique s’est constitué pour soutenir la sauvegarde cette précieuse collection et la mettre en valeur. Cet ensemble d’objets est principalement lié à l’entreprise alimentaire Wing, propriété de la famille Lee depuis 1897. Ces objets sont aussi les témoins de l’occupation des deux édifices patrimoniaux de la rue Côté, ainsi que de la communauté chinoise du quartier et de l’histoire sociale et économique de Montréal.

Une mobilisation citoyenne

Le sauvetage de cette collection d’objets et d’archives s’inscrit dans la continuité de la mobilisation citoyenne qui s’est organisée en avril 2021 à l’initiative de Jean-Philippe Riopel et d’Élyse Lévesque. Ceux-ci ont largement fait connaître la vente du secteur le plus ancien du faubourg Saint-Laurent et du Quartier chinois à la compagnie Investissements 1000 St-Urbain Ltée, gérée par le groupe de promotion immobilière Hillpark Capital.

Craignant l’indifférence des promoteurs à la longue histoire et au riche patrimoine du site, ces lanceurs d’alerte ont déposé au ministère de la Culture et des Communications une demande officielle de classement comme site patrimonial du quadrilatère formé par la rue De Bleury, le boulevard René-Lévesque, la rue Sainte-Élisabeth et l’avenue Viger. Ils ont fait circuler une pétition en appui à cette demande de protection, qui a été déposée à l’Assemblée nationale avec près de 7000 signatures. À leur suite, d’autres acteurs montréalais du milieu du patrimoine et de la communauté chinoise ont également manifesté leur volonté de voir les pouvoirs publics protéger le secteur et certains de ses éléments les plus précieux.

Consécutivement à ces appels, la ministre de la Culture et des Communications et la mairesse de Montréal ont annoncé en mai 2021 la formation d’un comité de travail sur la protection patrimoniale du Quartier chinois montréalais. En janvier 2022, s’appuyant sur le travail du comité, elles ont confirmé leur intention de prendre des mesures de protection du patrimoine du Quartier chinois.

Avis d’intention et engagements

Ainsi, la ministre de la Culture et des Communications a annoncé la signature d’un avis d’intention de classement du site patrimonial du Noyau-institutionnel-du-Quartier-chinois à Montréal. Elle a également signé des avis d’intention de classement de l’édifice de l’ancienne British and Canadian School (1826) et de l’édifice de l’ancienne Free Presbyterian Church (1848) transformé en manufacture de tabac S. Davis & Sons (1884), deux bâtiments qui, jusqu’à leur vente récente à Hillpark Capital, étaient la propriété de la famille d’origine chinoise Lee et le lieu de production et d’entrepôt de son entreprise alimentaire Wing.

La Ville de Montréal, quant à elle, a choisi d’adopter un règlement visant à modifier le Plan d’urbanisme de la Ville de Montréal pour réviser la carte du patrimoine bâti et revoir à la baisse les hauteurs et les densités maximales permises pour le secteur du Quartier chinois situé dans l’arrondissement de Ville-Marie, qui lui-même a resserré ses règlements. De plus, la Ville s’est engagée à reconnaître symboliquement le secteur du Quartier chinois et de l’ancien faubourg Saint-Laurent comme premier « lieu historique identifié » à Montréal.

Cependant, aucune des mesures annoncées ne considère la protection des intérieurs d’intérêt patrimonial des édifices concernés, et encore moins celle des objets patrimoniaux qui s’y sont accumulés avec les occupations successives d’institutions et d’entreprises. Cette archéologie de surface est malheureusement encore dans l’angle mort de la protection du patrimoine.

Le sauvetage d’objets de mémoire oubliés

Parallèlement à ses démarches citoyennes pour la protection du site de l’ancien faubourg et du Quartier chinois, Jean-Philippe Riopel, locataire d’un des édifices patrimoniaux menacés, voisin des édifices patrimoniaux en cours de classement, guide touristique, collectionneur d’artéfacts, technicien en muséologie, étudiant à la maîtrise en muséologie (UQAM-Université de Montréal) et ami de Gilbert Lee, l’ancien propriétaire des deux édifices de la compagnie Wing, a commencé à explorer les greniers et les salles d’entreposage des deux édifices pour identifier et mettre de côté des objets qu’il estimait d’intérêt patrimonial. Entreprise à temps perdu et autorisée par monsieur Lee, cette initiative est vite apparue comme méritant une intervention soutenue et de plus grande envergure.

À l’automne 2021, la députée Manon Massé a décidé de soutenir financièrement cette démarche de sauvetage et d’inventaire. Elle a fait appel au collectif Montréal Explorations pour l’accompagner et documenter le contexte historique des trouvailles de Jean-Philippe Riopel, qui accomplissait tout un travail de recherche et de sauvegarde. Il sélectionne ainsi des centaines d’objets en vue de créer une collection d’artéfacts, témoins de l’histoire de cette entreprise phare de l’arrondissement, de la famille Lee et de la communauté du quartier, ainsi que de l’histoire des bâtiments historiques utilisés par la compagnie Wing et les occupants précédents.

À l’automne 2021, devant l’ampleur de la tâche, Jean-Philippe Riopel a fait appel à l’équipe du Département de technique de muséologie du Collège Montmorency à Laval et à la professeure de muséologie Francine Clément. L’hiver suivant, en 2022, un premier groupe d’étudiantes et d’étudiants a inventorié, catalogué, photographié et emballé plus de 300 des objets sélectionnés. À la suite de cette première étape de documentation et de conservation, un deuxième groupe a fait l’entrée des données (photographies et informations concernant les dates, les matériaux, les dimensions, les inscriptions, les éléments du patrimoine immatériel, etc.) recueillies précédemment, dans une base de données informatisée.

Aujourd’hui, cette collection comporte plus de 400 objets catalogués et des centaines d’autres qui nécessitent le même traitement. Tout ce travail a été permis par le fait que les anciens propriétaires ont pu poursuivre la production de leur entreprise alimentaire, au moins jusqu’au printemps 2023, et qu’ils sont restés responsables des lieux d’entreposage où les chercheurs ont pu travailler.

Objets de mémoire – groupe d’action muséologique

Depuis septembre 2022, un groupe de professionnels des domaines de l’histoire de l’art, du patrimoine et de la muséologie, qui s’était réuni pour soutenir l’initiative de sauvetage patrimonial de Jean-Philippe Riopel, s’est constitué en personne morale sous le nom Objets de mémoire – groupe d’action muséologique.

Ses objectifs sont :

1. Assurer le sauvetage, la conservation, la documentation et la mise en valeur du patrimoine mobilier (documents, artéfacts et éléments d’intérieur) menacé de disparition, ainsi que du patrimoine immatériel (traditions orales, pratiques sociales, savoir-faire) qui y est associé.
2. Mettre en œuvre, avec les milieux du patrimoine, de la muséologie et de l’enseignement, des projets assurant l’accessibilité et la pérennité de ces collections patrimoniales sauvegardées.
3. Sensibiliser les propriétaires du patrimoine mobilier, les institutions publiques, privées ou communautaires et le grand public à la sauvegarde de ce patrimoine fragile.

Ses priorités immédiates consistent à préparer et à publier le catalogue de la collection d’objets déjà inventoriés et à poursuivre l’inventaire du reste des objets sélectionnés. Il s’agit également de mettre à l’abri l’ensemble de la collection avant la prise de possession des locaux par les nouveaux propriétaires.

Grâce à une aide financière de la Ville de Montréal, la collection va être entreposée pendant la prochaine année dans de bonnes conditions et le catalogage des objets va pouvoir se poursuivre.

Perspectives de mise en valeur de la collection

Comptant plus de mille éléments, la collection Wings est essentiellement constituée d’objets témoignant des activités de l’entreprise Wing et de la famille Lee, son propriétaire, de leur utilisation des deux édifices patrimoniaux de la rue Côté, ainsi que de la communauté chinoise du quartier. Très peu d’objets relèvent des anciens occupants des édifices.

Pour Jean-Philippe Riopel, l’initiateur du projet, et pour les membres d’Objets de mémoire – groupe d’action muséologique, la collection sauvegardée d’objets patrimoniaux de l’entreprise Wing devrait être mise en valeur et rendue accessible au public et aux chercheurs. Au cœur de la démarche urgente d’inventaire, de sauvegarde et de mise à l’abri de la collection dans laquelle le groupe est engagé, il commence à définir quel sera le cadre qui lui permettra d’enrichir la mémoire collective de la communauté chinoise montréalaise et, plus largement, d’enrichir la connaissance de l’histoire de l’ancien faubourg Saint-Laurent et de l’histoire de Montréal.

L’objectif le plus immédiat de l’entreprise est la rédaction, déjà très avancée, d’un catalogue des objets déjà inventoriés et de ceux qui ont été sélectionnés, mais qui sont encore à documenter. La publication de ce catalogue et son accessibilité sur un site Internet devraient le mettre à la disposition autant des chercheurs que du public.

Objets de mémoire – groupe d’action muséologique estime que l’effort de collecte, d’inventaire et de sauvegarde des objets et archives de l’entreprise Wing est une démarche unique, et pense qu’il existe encore, dans des espaces d’entreposage du Quartier chinois, des richesses en patrimoine mobilier et en archives qui méritent d’être sauvegardées et conservées. Objets de mémoire considère donc qu’il serait pertinent que le ministère de la Culture et des Communications et la Ville de Montréal soutiennent un projet de collecte et d’inventaire d’objets et d’archives d’intérêt patrimonial d’envergure dans le cadre des mesures prises par l’arrondissement Ville-Marie et par la Ville centrale pour protéger l’identité du Quartier chinois, et plus particulièrement en cohérence avec la prochaine identification du quartier comme « lieu historique ».

Objets de mémoire est également convaincu que s’impose à moyen terme la création d’un lieu permanent de conservation, de recherche et d’exposition de collections d’objets et d’archives dans le Quartier chinois. Le groupe est prêt à travailler avec d’autres organismes sérieux et responsables de la communauté pour concevoir un tel lieu qui pourrait aussi avoir des fonctions culturelles et communautaires. Il serait alors pertinent d’établir un partenariat avec une solide institution muséale qui assurerait la gestion des collections afin de garantir les meilleures pratiques muséologiques de conservation et de mise en valeur.