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Vitrines et étalages au XXe siècle : la société montréalaise en représentation

26 août 2022
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Modestes ou flamboyantes, les vitrines montréalaises du XXe siècle reflètent l’évolution de notre société et de ses valeurs.

Dans les années 1960 et 1970, les grandes vitrines de la rue Sainte-Catherine attirent tous les regards. Audacieuses, artistiques, elles projettent l’image d’une ville qui se veut sophistiquée, moderne, et progressiste. À Montréal, qui dès 1948 revendique le titre de capitale canadienne de la mode, les vitrines sont spectacle et mise en marché. Idéalisant souvent un mode de vie basé sur la consommation, elles témoignent de l’évolution des valeurs et des préoccupations de notre société.

Flair européen ou sens pratique américain?

Vitrine magasin Ogilvy 1941

Photo en noir et blanc d’une vitrine de grand magasin en 1941. On voit un mannequin féminin portant une robe et un turban. Près d’elle, assis sur un imposant trône d’allure orientale, se trouve un musicien tibétain jouant d’un instrument traditionnel.
BAnQ Vieux-Montréal. Fonds Conrad Poirier, P48,S1,P6788.

Selon un article de février 1928 de La Clé d’or, une revue de Québec, les Américains préparent des vitrines plus chargées et axées sur la « science » de la vente. Alors que les Européens « excellent dans les vitrines dites de “prestige” ou artistiques ». Ces dernières sont généralement plus spacieuses, mieux éclairées et réalisées par des hommes ou des femmes formés dans des écoles spécialisées. À Montréal, si les deux approches coexistent, les vitrines spectacles sont surtout l’apanage des grands magasins. Une vitrine de mode d’Eaton photographiée en 1927 illustre déjà ce qui devient la signature des prestigieux détaillants du centre-ville, soit d’immenses vitrines comportant peu de marchandises, quelques éléments de décor spectaculaires et souvent même la suggestion d’un scénario. Rappelons d’ailleurs que le métier d’étalagiste apparaît à Montréal à la fin du XIXe siècle à l’époque où les grands magasins cherchent à faire du magasinage un loisir.

Pour les grandes maisons de la rue Sainte-Catherine, l’étalage sert souvent moins à promouvoir certaines marchandises qu’à valoriser l’identité du magasin, à créer l’atmosphère idéale pour attirer, retenir et, idéalement, fidéliser la clientèle. Spécialement pour le temps des fêtes, la rivalité est forte entre Dupuis Frères, Eaton, Morgan (La Baie), Ogilvy ou Simpsons. Ces impressionnantes mises en scène exigent d’importants moyens : vastes espaces de vitrines, éclairages de scène, mannequins de haute qualité, décors faits sur mesure, installation par toute une équipe d’étalagistes. Peu de petits commerces peuvent se permettre de tels investissements. Certains choisissent de tapisser leurs vitrines de marchandises et même d’afficher les prix. « Vous trouverez chez nous un large assortiment à bon compte » semblent dire ces étalages.

Plus d’autos, de banlieues, de magasins et… d’étalagistes!

Bulletin de la SDE

Page couverture du premier Bulletin de la Société des Étalagistes-designers du Québec comprenant un éditorial, un résumé et une photo de six hommes et une femme qui sourient.
Collection privée de Marie-Odile Lépine

Après la Deuxième Guerre mondiale, les banlieues se développent, et de nombreuses familles adoptent l’automobile. Prêts à les accueillir avec leurs stationnements étendus, les centres commerciaux linéaires apparaissent sur les boulevards. C’est d’ailleurs dans la ville de Saint-Laurent qu’ouvre en 1950 le premier centre commercial couvert au Canada, le Norgate Shopping Centre. Dans les années 1960, de grands centres régionaux, comme les Galeries d’Anjou (en 1968), s’établissent au carrefour de nouveaux axes routiers et des autoroutes. L’agglomération montréalaise compte en 1969 quelque 130 centres commerciaux — un chiffre qui explique leur domination du commerce de détail à partir de 1970. Les grands magasins y ouvrent des succursales et les chaînes de magasins s’y déploient. Au cœur de la ville, le concept prend la forme de galeries marchandes, comme celles de la Place Ville Marie (en 1962). Celles-ci bénéficient bientôt, comme tout le centre-ville, de l’arrivée du métro (inauguré en 1966).

Cette période semble constituer un âge d’or pour l’étalage à Montréal. Portée par une formidable poussée de consommation, la multiplication des points de vente favorise la croissance d’une industrie liée à cette activité : fournisseurs de matériel, services d’étalage ou de conception de décors. Fondé l’année précédente, le cégep du Vieux-Montréal crée en 1969 le programme d’Esthétique de présentation (aujourd’hui Design de présentation). Le métier d’étalagiste, qui compte de plus en plus de femmes, s’apprenait traditionnellement « sur le tas », souvent en travaillant à la pige. Désormais, les jeunes artistes trouvent au pavillon Athanase-David, rue Saint-Denis, une formation de qualité de trois ans. Plusieurs y viennent pour suivre les cours de Madeleine Arbour, une personnalité de la télévision, signataire du Refus global et créatrice de vitrines avant-gardistes pour la prestigieuse maison Birks.

Malgré une compétition accrue, les grands magasins de la rue Sainte-Catherine occupent toujours une place privilégiée dans l’imaginaire collectif. Pour lancer les collections de mode à l’automne ou au printemps, des présentations théâtrales sont élaborées en vitrine et en magasin. En 1971, Michèle Armantier se démarque dans le poste rare et convoité d’étalagiste des renommées vitrines d’Eaton. Elle dirige par la suite, jusqu’au début des années 1980, la présentation visuelle du magasin. Des vitrines particulièrement audacieuses sont créées sous sa gouverne. Eaton compte alors sur une imposante équipe de production de décors et de mise en place. Dans La Presse du 9 avril 1997, un témoin raconte qu’en 1976, plus d’une trentaine de personnes réalisent la quarantaine de vitrines du magasin.

Les artistes jouissent à cette époque d’une grande liberté d’interprétation, surtout pour les prestigieuses présentations de la rue Saint-Catherine. Michèle Armantier considère l’étalage comme une forme d’art, « un spectacle, du théâtre », comme le rapporte La Presse du 2 juillet 1985. Pour se tenir à la fine pointe des tendances internationales, la directrice voyage en Europe, et aux États-Unis deux fois par année, fréquentant les grandes foires internationales d’étalage et de présentation de marchandise. Ces expositions, spécialement celles de New York, attirent de nombreux créateurs et créatrices de Montréal; on vient s’inspirer des nouvelles modes en décor et voir les plus récentes collections de mannequins.

Troubles économiques et marchandisage

Vitrine Eaton

Vitrine de mode automnale avec un mannequin féminin à l’allure déterminée portant un gant d’armure métallique. Il porte un court veston rouge sur une longue jupe imprimée et s’appuie contre une console d’étain et de verre où repose un ancien casque milita
Collection personnelle Johanne Béliveau

La récession du début des années 1980 frappe durement le commerce du détail montréalais. Le marchandisage — la mise en marché des articles en magasin — prend alors une place grandissante dans l’horaire des étalagistes. Plusieurs boutiques de centres commerciaux font littéralement disparaitre le mur de façade; l’ensemble de l’intérieur du magasin devient ainsi une vitrine. On regroupe les marchandises selon la clientèle ciblée, les tendances ou les couleurs en vogue : ici les vêtements et accessoires « safari »; là, des styles plus romantiques. Pour s’adapter à la conjoncture, La Baie développe une stratégie dans ses magasins de banlieue en considérant que le coût est un facteur déterminant dans la décision d’achat. La clientèle y trouve des présentoirs intérieurs débordant de marchandises associées à un prix bien en vue. Pour attirer la clientèle, La Baie du centre-ville crée des évènements médiatiques thématiques à grand déploiement. Toute la présentation visuelle du magasin est mise au service de ces promotions. Après la Chine et l’Italie, c’est la Hollande et ses tulipes que l’on célèbre en avril 1988. L’achat d’un million de bulbes permet la création d’un immense jardin au rez-de-chaussée. En novembre 1988, c’est un grand tapis rouge que l’on déroule en pleine rue Sainte-Catherine pour recevoir les artistes de l’Opéra de Montréal.

Malgré les efforts des différents détaillants, à la fin de la décennie et au début des années 1990, le spectacle désolant des vitrines vides se répand au centre-ville et sur d’autres rues commerciales. Partout, même dans les centres commerciaux, les étalagistes sont mandatés pour créer de « fausses vitrines » qui aident à camoufler les locaux commerciaux délaissés. En 1988, les budgets réduits et les productions moins ambitieuses du département de la présentation visuelle d’Eaton (au centre-ville) témoignent de la morosité économique. L’équipe responsable de la vingtaine de vitrines d’alors ne compte d’ailleurs plus que cinq personnes, dont deux étalagistes « séniors ».

La décennie 1990 est marquée par la disparition de bannières de poids, comme Miracle Mart (en 1992) ou Eaton (en 1999). Alors que des mégacentres commerciaux s’établissent dans l’agglomération montréalaise, les efforts de revitalisation des grandes et petites artères commerciales peinent à aider les détaillants à se sortir de la crise. Bien qu’affectés, les grands centres commerciaux s’en tirent souvent mieux. Ils disposent encore d’un budget substantiel pour les décors, particulièrement lorsqu’il s’agit de tirer profit de l’important achalandage de Noël. Il faut cependant noter que de nombreuses chaînes standardisent leurs vitrines d’une boutique à l’autre. Les grandes vitrines théâtrales se font plus rares.

Commerce et société en transformation

À l’image de la société, l’étalage témoigne d’un univers commercial en profonde mutation en ce début de millénaire. L’essoufflement de la domination des centres commerciaux traditionnels dans le commerce de détail se précise à l’échelle nord-américaine dans les années 2010. La popularité du commerce en ligne et des mégacentres avec ses magasins de type entrepôt induit de nouvelles pratiques en étalage. Souvent sans personnel spécialisé, les vitrines simplifiées et standardisées sont la norme pour plusieurs grandes chaînes. Elles deviennent un outil de repérage d’une marque ou d’un commerce pour une clientèle qui sait déjà ce qu’elle vient chercher. En réponse, la présentation visuelle se fait de plus en plus en mode virtuel. Les grandes vitrines spectacles — exclusives, imaginatives et élaborées avec beaucoup de minutie — semblent progressivement réservées au temps des fêtes. Mais peut-être que l’engouement des dernières années pour les commerces de proximité et l’achat local pourrait raviver, dans une forme simplifiée, la complicité qui existait entre les passants et passantes et les concepteurs et conceptrices de ces théâtres de la vie urbaine?

L’auteure remercie les artistes Marie-Odile Lépine et Marie Beaulac qui ont longtemps œuvré en présentation visuelle, ainsi que Marjolaine Olivier, enseignante et responsable de la coordination du département du Design de présentation (conception visuelle et événementielle) du cégep du Vieux Montréal.

Langue française, achat local et même couple royal!

Souvent, les vitrines des petites et grandes boutiques véhiculent des messages très précis. En 1918, le gouvernement incite les commerces à décorer leurs vitrines pour appuyer la campagne de l’emprunt de la Victoire visant à financer l’effort de guerre. En apposant des affiches collantes dans leurs vitres, les propriétaires de magasins peuvent participer en juin 1937 à une campagne publicitaire pour la préservation de la langue française soutenue par la Société Saint-Jean-Baptiste. Durant la crise économique, en 1938, les entreprises sont invitées à remplir les vitrines de produits du Québec pour promouvoir l’achat local. Dans le même esprit, une vitrine de Dupuis Frères accueille en 1932 des ouvriers et ouvrières d’une manufacture de Joliette fabriquant des gants pour le plus vif étonnement des passants et passantes. Et bien sûr, on fait des étalages pour les grandes occasions : pour la fête de la Saint-Jean ou, en 1939, pour souligner la visite du couple royal britannique!

Sexisme et racisme : des vitrines vivement critiquées

Au tournant des années 1980, certains concepteurs ou conceptrices de vitrines cherchent à surprendre, voire à provoquer le public. Mais les présentations plaçant les mannequins dans des poses ou des actions ravivant des stéréotypes sexistes ou racistes sont vivement dénoncées dans les journaux par un public de plus en plus sensible à ces enjeux. En 1980, une trentaine de femmes manifestent sur la rue Sainte-Catherine devant la vitrine d’un magasin de vêtements suggérant une femme fouettée par des hommes. Les mannequins féminins encagés et enchaînés de Simpsons en 1985 provoquent des commentaires réprobateurs publiés dans La Presse (24 octobre 1985). Certains remarquent que les personnes noires et asiatiques sont faiblement représentées dans les présentations et que les silhouettes élancées et exagérément minces y sont généralement la norme.

Références bibliographiques

HALE, Marsha Bentley. « Body Attitudes », Visual. Merchandising & Store Design, août 198, 10 p.

BURGESS , Joanne. « Histoire avec Joanne Burgess : Les centres commerciaux en constante mutation », Les éclaireurs, Radio-Canada, 12 octobre 2017.
https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/les-eclaireurs/episodes/391849/audio-fil-du-jeudi-12-octobre-2017