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Quand Montréal allait « aux vues »

21 janvier 2016

Au début du XXe siècle, les Montréalais raffolent des « vues animées », malgré les réprimandes du clergé. Cet engouement pour le cinéma ne sera pas étouffé et persistera.

Cinéma - Palace Theatre

Photographie du boulevard Saint-Laurent en direction nord, prise à partir de la rue Vitré (aujourd'hui l'avenue Viger).
1921, St. Lawrence looking North from Vitre. - 26 mai 1921, Archives de la Ville de Montréal, VM98-Y_1P018.
Montréal est à l’origine de l’aventure cinématographique canadienne. Non seulement la ville est-elle vite devenue le foyer d’une production cinématographique organisée, mais elle est également, en juin 1896, le lieu de la première projection de cinéma au pays. À cette occasion, plusieurs notables et journalistes montréalais s’étaient entassés au Palace Theater du boulevard Saint-Laurent pour découvrir le cinématographe des frères Lumière. Dès lors, les Montréalais raffolent des « vues animées » et font du dimanche la « journée des p’tites vues », malgré les réprimandes du clergé.

C’est dans les parcs d’attractions que l’on peut les voir au début du XXe siècle. Souvent colorés à la main, ces films de cinq minutes sont alors présentés à titre de curiosité, comme les tours de force de Louis Cyr et les concerts de fanfare. En ce temps-là, les Montréalais fréquentent avec assiduité le parc Sohmer pour assister aux projections de Marie d’Hauterives, la Comtesse des vues animées, et de son fils, le Vicomte Henry. Ceux-ci présentent des bandes des frères Lumières, de Méliès et de Pathé.

L’intérêt grandissant qui est témoigné au cinéma amène la jeune industrie à s’organiser. Vers 1907, les projectionnistes quittent les parcs pour s’installer dans les salles. Les « p’tites vues » sont dès lors présentées dans les théâtres, pendant les entractes ou comme complément de vaudevilles. À partir de 1915, le cinéma devient une attraction principale. Les gens investissent alors abondamment les salles de cinéma, que l’on nomme les « scopes ».

À chacun son spectacle

Rudolph Valentino - Photoplay Magazine

Portrait  de Rudolph Valentino dans Les quatre cavaliers de l’Apocalypse (1921) à la une du Photoplay Magazine en 1922.
Couverture du Photoplay Magazine, vol. XXII, no 2, Juillet 1922.
La clientèle régulière des cinémas se compose surtout d’enfants, bien que plusieurs familles adoptent les « p’tites vues » comme loisir du dimanche. Ceux-ci déboursent en moyenne 10 à 15 cents pour voir le cow-boy Tom Mix ou Rintintin, mais aussi pour suivre les aventures de Zorro ou pour rire des péripéties vécues par Charlot. Les histoires d’amour des belles starlettes hollywoodiennes avec Rudolph Valentino en font également rêver plus d’une...

Le clergé catholique ne reste pas indifférent à ce phénomène. L’élite cléricale engagera une lutte acharnée contre les propriétaires de « scopes » qui opèrent le dimanche. Selon eux, les « vues animées » sont truffées de scènes déplacées et suggestives, en plus d’être projetées dans des lieux dangereusement obscurs... À cet effet, on prépare un décret pour que les séances soient présentées dans des salles semi-éclairées... Mgr Bruchési déclare même qu’il « bénirait le législateur qui décréterait l’abolition des théâtres de vues animées »! Peine perdue toutefois pour l’archevêque : le gouvernement d’Alexandre Taschereau recule devant la popularité du cinéma. L’interdit n’irait pas sans lui coûter beaucoup d’électeurs et d’argent en taxe.

Cinéma - Laurier Palace après incendie 1927

Façade du Laurier Palace, après l’incendie en 1927.
Cinémathèque québécoise, 1999.0180.PH.02.
À défaut d’interdire les films, on contrôlera leur contenu. Une loi de la censure est adoptée en 1913 et la Ville de Montréal embauche un censeur d’affiche en 1924. L’incendie du Laurier Palace en 1927, où périssent 78 enfants, fournit des arguments de taille aux opposants du cinéma. À la suite d’une commission d’enquête, le gouvernement interdit le cinéma aux moins de 16 ans. Montréal demeure toutefois une des seules grandes villes en Amérique du Nord où l’on peut encore aller « aux vues » le dimanche. Ailleurs au Canada et aux États-Unis, les puritains réussissent à imposer leur volonté. À l’aube des années 1930, ceux-ci ne sont pas au bout de leur peine. La décennie qui s’amorce marquera l’âge d’or du cinéma à Montréal.

Cet article est paru dans le numéro 20 du bulletin imprimé Montréal Clic, publié par le Centre d’histoire de 1991 à 2008.