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La prostitution à Montréal, 1940-1960

09 septembre 2019

Au XXe siècle, à Montréal comme partout en Amérique du Nord, les maisons de prostitution sont confinées dans un quartier. Cependant, ce « mal nécessaire » y florira bien plus longtemps qu’ailleurs.

Prostitution (Scandale)

Deux femmes sont appuyées sur un mur de brique et sont éclairées par la lumière d’un lampadaire électrique. Un homme, de dos, les regarde.
Bibliothèque et Archives Canada. PA-130734.
Depuis le XIXe siècle, l’essentiel de la prostitution à Montréal est concentré dans un quartier mal famé du centre-ville, le Red Light, qui tire son nom des lumières rouges annonçant traditionnellement certaines maisons closes. Situé non loin du port, près des gares et du Quartier chinois, ce quadrilatère d’environ un kilomètre carré est bordé par les rues Saint-Urbain à l’ouest, Saint-Denis à l’est, Sherbrooke au nord et Craig (aujourd’hui Saint-Antoine) au sud. Comme aux États-Unis à la même époque, l’existence d’un tel quartier dérive de la volonté tacite des autorités de concentrer et d’isoler la prostitution, phénomène considéré inévitable, voire nécessaire, en particulier dans une ville portuaire et faisant office de carrefour comme Montréal, où arrivent et par où transitent de nombreux hommes seuls. En confinant géographiquement ce « mal nécessaire », on veut éviter qu’il « contamine » l’ensemble de la ville et de la société, menace ou scandalise les femmes et les filles « honnêtes » et corrompe la jeunesse.

Montréal, la tolérante

Affiche (Scandale - prostitution)

Une affiche en français titrée « Tenez-vous à l’écart » qui illustre une rue la nuit. Une femme est dans la rue et se tient sous une lumière rouge et une autre est à l’intérieur d’une maison. Le visage des deux femmes est remplacé par un crâne.
Artiste : Oscar Cahen. Bibliothèque et Archives Canada. C-127795.
Durant les deux premières décennies du XXe siècle, la plupart des red light districts ont disparu des villes américaines et canadiennes, balayés par le mouvement « progressiste », qui présentait la prostitution comme le « mal social » par excellence, l’incarnation des pires vices de la nouvelle société industrielle et urbaine. À Montréal, cependant, les réformateurs (souvent des anglo-protestants) ne réussissent pas à faire fermer les maisons de prostitution, car plusieurs associent leur lutte au puritanisme qui a amené la prohibition de l’alcool aux États-Unis, mesure très impopulaire au Québec. Les partisans de la tolérance invoquent aussi l’exemple de la France, grand pays moderne où la prostitution est règlementée plutôt qu’interdite et réprimée. Dès lors, Montréal se distinguera de plus en plus nettement comme « ville des plaisirs » en Amérique du Nord.

Le Red Light compte de très nombreuses maisons de prostitution : les réformateurs en recensent 300 dans les années 1920, et encore une centaine durant les années 1940. De petites rues comme de Bullion, Berger et Charlotte abritent un lupanar à presque chaque adresse, quand ce n’est pas plus d’un dans le même bâtiment! Certains établissements, luxueux et exclusifs, s’adressent à une clientèle riche et puissante, qu’on protège des regards indiscrets. À l’autre bout du spectre, les bordels les moins chers, concentrés dans la section sud du quartier (lower red light), accueillent une clientèle moins nantie. Ce ne sont souvent que de modestes appartements munis d’une ou deux chambres où travaillent quelques filles considérées comme étant moins jolies ou en fin de carrière. Certaines maisons, comme « le 312 » sur la rue Ontario Est, jouissent même d’une réputation internationale.

Tout le monde à Montréal connaît l’existence du Red Light, même si tous ne s’aventurent pas dans ce quartier où les prostituées sollicitent ouvertement hommes et garçons, et où s’active tout un monde interlope qui effraie et fascine tout à la fois les « honnêtes gens ». Plusieurs s’en indignent et déplorent la réputation scandaleuse qu’il donne à Montréal. Mais d’autres savent qu’il constitue un attrait touristique qui génère des retombées économiques au-delà du monde criminel, chez les hôteliers et les restaurateurs, les compagnies de transport et les propriétaires d’immeubles, entre autres. Cette manne incite à une certaine complaisance même de la part des autorités policières et politiques.

Durant la Deuxième Guerre mondiale, le Red Light est en pleine effervescence et attire les militaires en permission qui dépensent aussi beaucoup d’argent dans l’économie licite en fréquentant les restaurants, les cinémas, les cabarets et les lounges qui émaillent la Sainte-Catherine et la Main (le boulevard Saint-Laurent), à deux pas des maisons de jeu et de prostitution situées dans les rues transversales.

La « fermeture » du Red Light montréalais

Carte d’affaires pour Tourist rooms

Carte d’affaires de Madame Louise, Tourist rooms.
Archives de la Ville de Montréal, collection privée.
Les autorités militaires sont conscientes de l’attrait qu’exerce l’endroit sur leurs hommes, et s’en inquiètent. Elles les mettent en garde par des campagnes publicitaires contre les maladies vénériennes et leur fournissent même des trousses prophylactiques (les « VD kits »), mais rien n’y fait. Les taux de contamination sont alarmants : les forces y perdent plus de journées de travail qu’avec la grippe et le rhume confondus. De 1940 à 1943, plus de 4000 militaires auraient été infectés par la syphilis et la gonorrhée à Montréal, ce qui représente un taux d’infection de deux à trois fois supérieur à la moyenne des districts militaires du pays.

Pour les autorités militaires, qui sondent les hommes contaminés et patrouillent dans la ville, le Red Light, avec son importante concentration de bordels et de maisons de chambres, est le cœur du problème. En janvier 1944, le major général Ernest Renaud, commandant du district militaire de Montréal, convoque les autorités municipales et leur sert un ultimatum : si le Red Light n’est pas fermé, il menace d’interdire la ville à ses troupes, ce qui aurait des conséquences désastreuses pour l’économie et la réputation de Montréal. Le message passe, car quelques semaines plus tard, au début de février, les bordels ferment comme par enchantement en l’espace de 48 heures, sans grande répression policière. Le Red Light ne connaîtra plus jamais la même intensité.

Même si quelques maisons rouvriront discrètement, les fermetures massives forcent la réorganisation du travail des prostituées, qui se déplacent vers de nouveaux espaces. On les retrouve alors surtout dans les bars et les clubs, les after-hours, les halls d’hôtel et, évidemment, sur le trottoir. Elles emmènent leurs clients dans des hôtels, des maisons de chambres ou des « tourist rooms » [« chambres pour touristes »] près des établissements où elles racolent. On leur donne accès à ces lieux ou à des bassins de clients en échange d’une part de leurs revenus. Tranquillement, le proxénétisme s’installe et des réseaux d’information pour trouver des filles se développent, concierges, portiers et chauffeurs de taxi jouant les entremetteurs.

Ce texte de Mathieu Lapointe est tiré du livre Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, sous la direction de Catherine Charlebois et Mathieu Lapointe, Montréal, Cardinal, 2016, p. 97-100.

Prostitution

Prostitution

Durée : 12 min 10 s

Montage audio sur une scène filmée avec les comédiens Miguel Doucet, Charles Roy et Marie Eve Tardy, réalisé dans le cadre de l’exposition Scandale! Vice, crime et moralité à Montréal, 1940-1960, présentée au Centre d’histoire de Montréal du 15 novembre 2013 au 2 avril 2017.

Intervenants : Sylvain Bissonnette, Line Chamberland, Charles Darveau, Karen Herland, Émilie-Cloé Laliberté, Mathieu Lapointe et Marcelle Valois-Hénault.

Réalisation : 
Antonio Pierre de Almeida

Les trousses prophylactiques

Scandale - vitrine prostitution

Vitrine qui se trouve dans un tiroir de commode dans une exposition avec différents artefacts dont des sachets de condoms des années 1950 et une trousse de prévention des maladies vénériennes et son livret d’instructions.
Centre d’histoire de Montréal

Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’armée canadienne distribue des condoms et des « Pro-Kits » (V-Packette) aux soldats dans l’espoir d’enrayer le « fléau vénérien ». Conçue pour prévenir la propagation de la syphilis et de la gonorrhée, la trousse prophylactique contient un tube de gelée de picrate d’argent (un agent antimicrobien), un tube d’onguent de calomel fait à base de mercure et un linge enduit de savon. Les soldats doivent toutefois agir rapidement après une relation sexuelle non protégée, car ce traitement n’offre pas de garantie…

Références bibliographiques

CHARLEBOIS, Catherine, et Mathieu LAPOINTE (dir.). Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, Montréal, Cardinal, 2016, 272 p.

COMMEND, Susanne. De la femme déchue à la femme infectieuse : perception sociale et répression de la prostitution montréalaise pendant la Seconde Guerre mondiale, Mémoire (M.A.), Université de Montréal, 1996, 169 p.

LACASSE, Danielle. La prostitution féminine à Montréal, 1945‑1970, Montréal, Boréal, 1994, 230 p.

LÉVESQUE, Andrée. « Le bordel : milieu de travail contrôlé », Labour/Le Travail, no 20, automne 1987, p. 13-31.

LÉVESQUE, Andrée. Résistance et transgression : études en histoire des femmes au Québec, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1995, 157 p.

PROULX, Daniel. Le Red Light de Montréal, Montréal, VLB éditeur, 1997, 83 p.