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La femme derrière les Grands Ballets Canadiens

02 juin 2017

Le Montréal des années 1950 bouillonne de vie culturelle et se colore des milliers d’immigrants arrivés à la suite du conflit mondial. Parmi eux, une femme est décidée à faire danser la métropole.

Ludmilla Chririaeff - 1952

Gros plan sur Ludmilla Chririaeff en train de danser.
Bibliothèque de la danse Vincent-Warren. Fonds Roger Rochon.
Le 28 janvier 1952, après un voyage de plusieurs jours depuis l’Europe, Ludmilla et Alexis Chiriaeff et leurs deux enfants, arrivent à Toronto au bureau de l’International Rescue Committe. On tente alors de les orienter, de les aider à trouver un emploi et un logement. Mais Ludmilla n’est pas convaincue et demande à être dirigée vers une ville francophone : « Je ne sais par quel incroyable instinct j’ai demandé quelque chose en français, mais tout me déplaisait dans ce lieu. Je me sentais comme si j’étais d’une autre espèce. Ces gens qui me posaient des questions ne montraient aucune sensibilité aux arts et à la culture. ‟I can give you jobs in restaurants”, qu’il a fait. Nous étions des artistes, pas fille de table ou plongeur! » Le lendemain, la famille Chiriaeff arrive à Montréal. La métropole est alors bouillonnante de vie culturelle et artistique.

Retour en arrière

Ludmilla Chririaeff - 1955

Danseurs sur scène. De gauche à droite: Roger Rochon, Ludmilla Chiriaeff, Brydon Paige.
Henri Paul. Bibliothèque de la danse Vincent-Warren. Fonds Iro Valaskakis Tembeck.
Ludmilla Chiriaeff, née Otzup, vient au monde en 1924 à Riga, en Lettonie. Ses parents fuient alors une Russie qui se remet difficilement de la guerre civile. Le temps de naître, Ludmilla est déjà en route pour l’Allemagne où elle grandira. Inspirée par ses racines russes, elle apprend la danse classique. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle est persécutée par la Gestapo qui la soupçonne à tort d’être de racines « impures », plus précisément juives. Elle file vers la Suisse. Là, elle profite d’un programme de relocalisation pour gens déplacés durant le conflit mondial. Comme des millions d’Européens, Ludmilla, son mari et ses enfants quittent l’Europe pour l’Amérique. Le Canada est alors une importante terre d’accueil.

Montréal artistique

Ludmilla Chririaeff - danseurs

Danseurs des Ballets Chiriaeff à la télévision de Radio-Canada
André Le Coz Bibliothèque de la danse Vincent-Warren. Fonds Roger Rochon.
Tout au long de ce parcours, Ludmilla demeure passionnée par la danse. À peine est-elle arrivée à Montréal, qu’elle ouvre son propre studio et court les évènements artistiques. On peut dire qu’elle arrive à la bonne époque. Montréal est alors le cœur de la production artistique canadienne.

La prospérité d’après-guerre encourage la production et la consommation culturelles. Montréal foisonne de cinémas, de cabarets, de music-halls. Avec sa concentration d’artistes, la métropole est le visage de la modernité et fait contrepoids à l’Église catholique toujours omniprésente. Dans ce contexte, l’arrivée de la télévision et de la Société Radio-Canada (SRC) joue un rôle particulièrement novateur en proposant une riche programmation artistique.

Ludmilla est d’ailleurs rapidement présentée à Jean Boisvert, premier réalisateur embauché par la SRC. Cette dernière offre à Ludmilla une plage horaire mensuelle pour la présentation d’un ballet. À peine un an après son arrivée à Montréal, Ludmilla s’occupe de la préparation des chorégraphies pour l’ensemble de la programmation de 1953 de l’émission l’Heure du concert.

Montréal danse

Ludmilla Chririaeff - 1955

Pierre Mercure dirigeant son œuvre Kaléidoscope à l'Heure du concert, Ludmilla Chiriaeff assise à l'avant-plan.
Henri Paul. Bibliothèque de la danse Vincent-Warren. Fonds Linde Howe-Beck.
Ludmilla continue sur sa lancée et fonde, en 1954, sa compagnie de ballet, les Ballets Chiriaeff. Le 5 mars 1955, la troupe est invitée à présenter un numéro dans le hall de l’hôtel de ville lors de l’inauguration du Conseil municipal des arts. Le maire Jean Drapeau, friand d’art sous toutes ses formes, se fait un plaisir de promouvoir le travail de Ludmilla : « À partir du moment où j’ai pu voir qu’elle avait une pensée qui correspondait, non pas à la mienne, mais à la pensée et au désir des Montréalais d’avoir une compagnie… quand l’occasion est venue de l’aider, je n’ai pas hésité. Ce n’était pas pour l’aider, elle, elle faisait tant de choses pour la ville. »

Ludmilla Chririaeff - ballet-opéra-rock Tommy

Affiche du ballet-opéra rock Tommy! présenté en 1971 sous la direction artistique de Ludmilla Chiriaeff.
Bibliothèque et Archives Canada, Acc. No. 1994-434-273.
En 1957, les Ballets Chiriaeff deviennent les Grands Ballets Canadiens de Montréal. Pourquoi « grand »? Ludmilla répond : « Je savais qu’il fallait que ce soit grand parce qu’à Ottawa on m’avait dit : ‟Why don’t you make it a little chamber dance… it’s enough for French Canada.” » Pourquoi « canadien »? Ludmilla avoue : « […] en disant canadiens, je pensais québécois. »

Merci aux famille Chiriaeff et Le Coz d'avoir autorisé la publication des images. Merci également à Marie-Josée Lecours, bibliothécaire en chef de la Bibliothèque de la danse Vincent-Warren, d'avoir collaboré à la recherche iconographique.

Des tutus indécents

Les ballets télévisés de Ludmilla et de ses collègues sont loin de faire l’unanimité dans les années 1950. La Société Radio-Canada est alors bombardée de plaintes décriant la perversion de telles représentations. Voici par exemple l’extrait d’une lettre manuscrite signée par une Montréalaise et datée du 25 avril 1956 : « Permettez de vous écrire pour vous donnez un avertissement au sujet de vos ballets qui passent le lundi soir à porte ouverte. Ah que c’est scandaleux, c’est pourquoi que nous vous avertissons avant d’agir car ca fait assez longtemps que ç’a dure cette cochonnerie a la télévision nous en sommes tannés, de voir ce collage et décolletage alors si vous ne changez pas et si ne vous habillez pas votre personnel pas plus que cela nous sommes un groupe pour faire signer une requête et faire disparaitre ce numéro salo a ce programme. »

Des Russes à Montréal

L’intégration de la famille Chiriaeff à la vie montréalaise n’est pas toujours rose. Dans un contexte mondial de guerre froide, les gens d’origine russe sont souvent étiquetés comme appartenant au régime soviétique. L’une des filles de Ludmilla se souvient : « On était tellement différents. En 1956, l’année de l’invasion de la Hongrie par les Russes, mes frères et moi, on se faisait battre. On s’est fait trainer dans les entrées des garages qui étaient en gravier par des plus grands que nous. On était des Russes, donc des méchants. »

Références bibliographiques

BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES DU CANADA. Russes, [En ligne], Bibliothèque et Archives du Canada, 11 janvier 2016. http://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/immigration/histoire-ethniques-cu...

CRABB, Michael, et Katherine CORNELL. « Les Grands Ballets Canadiens de Montréal », [En ligne], Encyclopédie canadienne, 28 janvier 2014. [http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/grands-ballets-canadiens...

FORGET, Nicolle. Chiriaeff - Danser pour ne pas mourir. Biographie, Montréal, Québec Amérique, 2006, 662 p.

PROUJANSKAÏA, Ludmil. « Au Québec la langue de Pouchkine et de Vyssotski n’est pas en danger », La Revue Russe, no 24, 2004, p. 73-78.

ROLAND, Lorain. Les Grands Ballets Canadiens ou cette femme qui nous fit danser, Montréal, Éditions du Jour, 1973, 219 p.