Le quartier montréalais Milton Parc a été le lieu d’une lutte emblématique entre citoyens et promoteurs immobiliers. Ce long conflit s’est déclaré à la fin des années 1960.
Milton Parc - vue aérienne 1950
À l’instar de plusieurs autres quartiers périphériques de la vieille ville lovée près du fleuve, Milton Parc se développe au XIXe siècle avec l’implantation de l’Hôtel-Dieu des Sœurs hospitalières de Saint-Joseph qui ouvre ses portes sur le site du mont Sainte-Famille en 1861. À partir de ce moment, ce vaste espace, essentiellement utilisé jusqu’alors pour l’agriculture, s’urbanise. D’abord avec la venue d’industriels et de marchands qui érigent des villas, comme c’est le cas près de l’Université McGill. Puis avec des familles aisées qui y font construire des demeures spacieuses de style victorien et d’autres nouveaux venus qui s’installent dans les nombreux triplex qui rythment le bâti montréalais.
Après la Première Guerre mondiale, cette bourgeoisie tend à se déplacer vers d’autres quartiers comme Westmount et Outremont laissant ainsi la place aux immigrants et à des gens des classes moyennes et ouvrières. Les maisons, vidées de leurs occupants d’origine, sont subdivisées en appartements (et plus tard transformées aussi en maisons de chambres) et accueillent, entre autres, les étudiants de l’Université McGill. C’est d’ailleurs cette grande présence estudiantine, toujours avérée au XXIe siècle, qui vaut d’abord à Milton Parc le surnom de « Ghetto McGill ». L’appellation « Milton Parc » fait référence au croisement de la rue Milton et de l’avenue du Parc, en plein centre du secteur menacé par la démolition et la spéculation immobilière dans les années 1960. Le tissu social du quartier change donc au milieu du XXe siècle. On trouve désormais des étudiants, mais aussi une population issue de l’immigration et des citoyens et citoyennes à revenu modeste dans ce secteur de la ville qui se densifie rapidement.
Rénovations urbaines et mobilisations citoyennes
Combat pour Milton Parc 1
Le parc immobilier de plusieurs secteurs est vieillissant et trahit, d’après les autorités municipales, une certaine décrépitude qui nuit à l’image de Montréal, du moins selon Jean Drapeau. Le maire montréalais a une vision bien précise de ce que doit être Montréal : une ville moderne, cosmopolite et internationale. Les secteurs comme le Red Light, le Faubourg à m’lasse ou encore Goose Village tombent sous le pic des démolisseurs afin d’offrir des terrains de choix pour la construction de nouveaux projets urbains. Entre 1957 et 1974, ce sont un peu plus de 28 000 logements montréalais qui sont démolis… l’essentiel d’entre eux était loué à prix modique.
Le tout se fait sans réel plan d’urbanisme concerté, et la question de la préservation du patrimoine urbain n’est pas considérée. En effet, celle-ci n’émerge vraiment à Montréal que dans les années 1970, à la suite, entre autres, de la démolition de la maison Van Horne. L’organisme Sauvons Montréal actif sur la place publique à ce moment jouera aussi un rôle clé dans le sauvetage de Milton Parc.
La Cité de Concordia Estates
En visant Milton Parc, la société immobilière Concordia Estates ne fait pas ses premières armes dans l’immobilier montréalais. En effet, le groupe est derrière l’érection de la Place Bonaventure dont la construction se termine en 1967. Norman Nerenberg et Arnold Issenman, anciens partisans du Parti ouvrier populaire russe et têtes dirigeantes de Concordia Estates, mettent en branle un vaste projet de « rénovation » urbaine, La Cité, qui changera à jamais le visage de ce secteur à proximité du centre-ville.
Le groupe parvient à s’assurer du financement de la Great West Life et de la Fondation Ford. Dans ce dernier cas, la carte de l’amélioration urbaine est jouée : le projet a pour objectif de revitaliser le secteur laissé à « l’abandon ». Une fois les fonds sécurisés, Concordia Estates va de l’avant et commence à acquérir, dès 1958, plusieurs propriétés situées entre les rues Sainte-Famille, Hutchison, Milton et l’avenue des Pins. Se cachant derrière des sociétés à numéro, le groupe parvient à faire l’acquisition, au cours de la décennie qui suit, de plus de 90 % des terrains de ce secteur pour près de 20 millions de dollars. Bien que quelques propriétaires individuels refusent de vendre, ce sont essentiellement les lieux de culte et les établissements scolaires qui ne sont pas acquis.
La Cité devait initialement compter quelques milliers d’appartements haut de gamme dans différentes tours d’habitation, en plus d’un hôtel, d’un centre commercial et d’espaces de bureau. Il s’agit là, selon Concordia Estates, d’un ensemble où toutes les parties du complexe sont intégrées créant ainsi un milieu de vie novateur. Vu l’ampleur du projet, La Cité doit être construite en trois phases. La première s’amorce en 1972 avec la destruction de 255 résidences.
L’organisation d’un mouvement citoyen
Milton Parc 20 mai 1972
L’organisme University Settlement, associé à l’Université McGill, met tout d’abord la puce à l’oreille des résidants à la fin des années 1960. Lors de sa création, le CCMP est présidé par David Williams, propriétaire d’une maison dans le quartier. Des locataires en font aussi partie, tout comme des étudiants. Ce regroupement hétéroclite, à l’image du tissu social de ce secteur de Montréal, met en branle la première contestation citoyenne d’un projet immobilier privé. Les demandes du CCMP sont simples. Comme Concordia Estates est désormais propriétaire de presque tout le parc locatif, les locataires exigent des réparations à leur domicile. Ils souhaitent aussi prendre connaissance des plans des promoteurs et, enfin, pouvoir participer au développement. L’objectif étant d’avoir un projet rassembleur et à l’image de la communauté, de ses besoins et de ses intérêts.
Concordia Estates ne l’entend pas ainsi et le ton monte entre les parties. Les membres se mobilisent et une manifestation est prévue, la première de plusieurs, le 23 mai 1969. Alors que le projet est toujours sur la table à dessin, les promoteurs de Concordia Estates se voient dans l’obligation d’annoncer leurs couleurs sur la place publique.
Premières escarmouches
Milton Parc 23 mai 1972
Une nouvelle garde de militants remplace la première. Lucia Kowaluk et son conjoint, Dimitri Roussopoulos, récemment déménagés dans le quartier, prennent le relais et donnent au CCMP un second souffle qui le pousse à des actions concrètes : manifestations, occupation des bureaux de Concordia Estates, grève de la faim, etc. Ces actions mènent à l’arrestation de 56 personnes qui sont traduites en justice pour être finalement acquittées à la suite d’un procès très peu médiatisé, au regret du CCMP.
Cette opposition citoyenne met à mal le projet La Cité qui voit son financement s’étioler, notamment lorsque la Fondation Ford se retire. Le contexte économique joue aussi des tours aux promoteurs qui font face à de nouvelles difficultés. La contestation les pousse à offrir des conditions de relogement jamais vues auparavant, ce qui n’était initialement pas prévu. Le projet suit quand même son cours. Les protestations publiques et les occupations n’y peuvent rien : la démolition de bâtiments pour la construction de la phase 1 a lieu et force le relogement de centaines de personnes expropriées.
Outre son implication dans le CCMP, Lucia Kowaluk participe également à Sauvons Montréal. Cet organisme dénonce les lacunes dans la planification urbaine et dans la préservation du patrimoine de l’administration municipale montréalaise. En servant de pont entre les deux organismes, Kowaluk ouvre la voie à une collaboration qui permet l’implantation d’un modèle résidentiel novateur et d’une taille inédite au Canada : le regroupement en coopératives d’habitation des résidants du quartier Milton Parc.
Merci à Dany Fougères pour la relecture de cet article et au Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal pour son soutien à la recherche. Merci aussi à Richard Phaneuf et à Charlotte Thibault de la Communauté Milton Parc pour leur relecture.
Le mouvement des University Settlements s’amorce à la fin du XIXe siècle dans le monde anglo-saxon. Il a pour objectif de rapprocher, au quotidien, les universitaires des travailleurs qui habitent un même quartier dans le but de développer des relations de voisinage positives. Un autre objectif poursuivi par ces organisations est de faire circuler les savoirs des universités à l’extérieur de celles-ci afin d’outiller la population pour la pratique de la démocratie. Ainsi, le quartier devient une sorte de laboratoire universitaire. Pour arriver à leurs fins, les University Settlements mettent en place des services de proximité où tous et toutes peuvent se rencontrer. Ce plan de match ambitieux, visant une sorte de révolution dans l’intervention sociale, entraîne parfois des résultats mitigés dans les secteurs où ils s’installent.
Le University Settlement de Montréal, qui sera rapidement rattaché à l’Université McGill, est fondé au début du XXe siècle et a d’abord des locaux sur le boulevard Dorchester (actuel boulevard René-Lévesque). Lucia Kowaluk, une travailleuse sociale de formation, y est directrice de programme à partir de 1967 et sera intimement liée au combat pour la préservation de Milton Parc. Elle s’implique successivement dans différents organismes à vocation sociale, comme La rue des femmes, le Centre de jour Saint-James ou encore le Comité des citoyens et citoyennes de Milton Parc.
BUR, Justin, et autres. Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal, Montréal, Les Éditions Écosociété, 2017, 474 p.
HAWLEY, Joshua, et Dimitri ROUSSOPOULOS (éditeurs). Villages in Cities. Community Land Ownership, Cooperative Housing, and the Milton Parc Story, Montréal/New York/Chicago/Londres, Black Rose Books, 2019, 163 p.
HELMAN, Claire. The Milton-Park Affair. Canada’s Largest Citizen-Developer Confrontation, Montréal, Véhicule Press, 1987, 183 p.
SAILLANT, François. « Chapitre 2 – Vingt ans pour sauver et réinventer Milton Parc (1968-1987) », Lutter pour un toit. Douze batailles pour le logement au Québec, Montréal, Les Éditions Écosociété, 2018, p. 32-46.