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Combat pour Milton Parc : les années 1980, le deuxième temps

06 mai 2022

Dans les années 1980, le gigantesque projet de coopératives du quartier montréalais Milton Parc est tout aussi emblématique que la lutte citoyenne qui en a été le prélude.

« [...] it was a confrontation, not just between business and socialists, but about a new consciousness, new ways of thinking about cities, new kinds of democracy and people power. » [« [...] c’était une confrontation, pas seulement entre le monde des affaires et des socialistes, mais à propos d’une nouvelle conscience, de nouvelles façons de penser les villes, de nouvelles formes de démocratie et du pouvoir populaire. »] – Ray Affleck, architecte du projet La Cité pour Concordia Estates

En 1970, après avoir acquis discrètement de nombreuses propriétés du quartier Milton Parc, le promoteur immobilier Concordia Estates lance en grande pompe le projet La Cité qui aurait pour effet de transformer radicalement ce secteur tout juste au nord du centre-ville de Montréal. Une levée de boucliers citoyenne retarde la démolition, mais ne l’empêche pas complètement alors que des dizaines de résidences passent sous la lame des bulldozers en 1972. L’avenue du Parc, entre les voies des Pins et Milton, les rues Jeanne-Mance et Hutchison sont particulièrement touchées.

Concordia Estates fait chou blanc

Dossier Milton Parc

Photo couleur prise par un drone montrant un quartier du centre-ville de Montréal densément construit avec plusieurs tours.
Photo : Denis-Carl Robidoux. MEM - Centre des mémoires montréalaises
Les promoteurs immobiliers de La Cité font face à une grogne persistante. De nombreux coups d’éclat ont lieu au fil des années. Grâce à Lucia Kowaluk, le Comité citoyen Milton Parc (CCMP), un regroupement pour la préservation du quartier, s’associe à Sauvons Montréal, puis à Héritage Montréal, un organisme pour la défense du patrimoine urbain, critique des pratiques de la Ville de Montréal en matière d’urbanisme. La pollution, la circulation automobile, la préservation du patrimoine bâti et l’inquiétude face au prix des loyers des logements devant être construits sont quelques-uns des chevaux de bataille du tandem contre Concordia Estates.

Les relents de la crise d’Octobre 1970, la montée du nationalisme québécois et le choc pétrolier de 1973 rendent instable le climat politique et économique du Québec, ce qui a pour conséquence de freiner les investisseurs et les projets d’envergure. Les déboires financiers en plus de l’opposition constante viennent à bout des ressources financières et des appuis de Concordia Estates. Si les tours de la première phase s’élèvent désormais dans le ciel montréalais, les promoteurs jettent l’éponge pour la suite et cèdent à la proposition faite en 1978 par Héritage Montréal et le Conseil de développement du logement communautaire : permettre aux citoyens de racheter les demeures non démolies et d’en faire des coopératives d’habitation.

Un projet titanesque de coopératives d’habitation

Milton Parc - rue Hutchison 1972

Photo en noir et blanc montrant la façade de deux résidences jumelées. La toiture est ouvragée et les portes avant sont surplombées d’un petit toit en bois.
Centre canadien d’architecture, David Miller photographe, PH1991_0231
Cette transaction est loin d’être de tout repos et nécessite de nombreuses tractations financières et politiques qui reçoivent le concours de plusieurs acteurs, comme Phyllis Lambert. À la fin de la décennie, le 16 mai 1979, la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL) se porte acquéreuse des bâtiments pour la somme de 5,5 millions de dollars pour mettre en œuvre le projet des coopératives. Le mandat de gestion de cette entreprise immobilière d’un nouveau genre est donné à la Société du patrimoine urbain de Montréal (SPUM), une autre réalisation d’Héritage Montréal. À l’ordre du jour : le rachat et la rénovation des résidences par des organismes à but non lucratif qui en deviendront, par la suite, les propriétaires. Cette gymnastique foncière, chapeautée par le notaire François Frenette et l’avocat Robert Cohen, est complexe. Les propriétés sont temporairement transférées à la Société d’amélioration Milton-Parc (SAMP) qui assure une permanence le temps de faire face à ce labyrinthe immobilier et de transférer graduellement la possession des bâtiments aux coopératives et aux organismes à but non lucratif. La SAMP est aidée par un groupe de ressources techniques qui permet la création et l’organisation des différentes coopératives qui assureront la rénovation des résidences.

Le tout ne se fait pas sans heurts. La SCHL prévoit une augmentation des prix des loyers ainsi rénovés, ce à quoi s’opposent les résidents du quartier pour qui l’accès à des logements à prix modiques est non négociable. Finalement, les résidents du quartier parviennent à négocier et à faire reconnaître un droit acquis. Les loyers augmenteront légèrement, principalement à cause des différentes rénovations et améliorations, mais demeureront accessibles pour ceux et celles qui y habitent déjà. Enfin, ce ne sont pas tous les occupants qui souhaitent former des coopératives d’habitation. Quelques-uns souhaitent être propriétaires individuels de leur résidence, ce qui n’est pas possible selon le nouveau modèle de gouvernance. Encore une fois, un compromis est trouvé : les résidences de ces opposants seront administrées par deux organismes à but non lucratif qui demandent moins d’implication personnelle que les coopératives.

Le 23 juin 1987, l’Assemblée nationale du Québec adopte un projet de loi privé qui permet d’instaurer une forme de gouvernance novatrice. La loi établit ainsi une fiducie foncière urbaine pour ce quartier qui devient en partie coopératif, un phénomène nouveau à cette échelle. De cette façon, les coopératives et les organismes à but non lucratif, qui gèrent entre autres les maisons de chambres, deviennent propriétaires des terrains, sauf les espaces communs qui sont la propriété d’un syndicat, la Communauté Milton Parc (CMP). Cette forme de copropriété est unique et contient à la fois des restrictions liées à la responsabilité sociale et à la non-spéculation foncière.

L’aire d’action de la CMP est plus restreinte que le quartier Milton Parc. En effet, le territoire administré par la CMP va de l’avenue des Pins (au nord) aux rues Milton (au sud), Hutchison (à l’ouest) et Sainte-Famille (à l’est). C’est l’avenue du Parc qui devient son artère commerciale principale. Dans les premières décennies du XXIe siècle, environ 1500 personnes habitent les 16 coopératives et 6 organismes à but non lucratif administrent des résidences et les maisons de chambres de la Communauté Milton Parc. Chacun doit adhérer à la Déclaration de copropriété qui est la base légale de ce vaste projet coopératif. La Déclaration prévoit, entre autres, un accès au logement pour les ménages à faible revenu ainsi que la préservation des qualités architecturales des façades des bâtiments. Par ailleurs, aucun édifice ne peut être vendu à moins d’avoir été d’abord offert aux autres copropriétaires espérant ainsi limiter la spéculation foncière. Globalement, cela permet de conserver le caractère unique du quartier Milton Parc en ce qui concerne son patrimoine autant que son tissu social.

Milton Parc et sa communauté, un legs sans équivoque

Fête des voisins 2019

Photo couleur d’une longue tablée festive dans une ruelle remplie de convives assis et debout qui discutent, mangent et boivent.
Collection privée Richard Saint-Jean
Pendant près de 20 ans, les citoyens de Milton Parc se sont attelés à la tâche afin d’affronter Goliath et sa machine immobilière. Les escarmouches leur ont permis de gagner du temps. Du temps précieux qui s’est écoulé au fur et à mesure des années, si bien que le contexte national et international a changé au profit des citoyens. L’opposition, les crises économiques, l’élection du Parti québécois et la recrudescence du nationalisme québécois ont eu comme conséquence que l’argent et les appuis de Concordia Estates ont fondu comme neige au soleil. Cela a permis aux résidants de s’unir et de fonder le plus grand ensemble de coopératives d’habitation du Canada, la Communauté Milton Parc, qui demeure un témoin essentiel de la lutte pour le logement à Montréal, mais aussi du poids que peut avoir l’action citoyenne. Le combat pour Milton Parc a permis la préservation d’un cadre bâti s’ancrant dans la vague du pittoresque victorien de la seconde moitié du XIXe siècle, mais surtout d’assurer la pérennité d’un milieu de vie diversifié et coloré.

Merci à Dany Fougères pour la relecture de cet article et au Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal pour son soutien à la recherche. Merci aussi à Richard Phaneuf et à Charlotte Thibault de la Communauté Milton Parc pour leur relecture.

Références bibliographiques

BUR, Justin, et autres. Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal, Montréal, Les Éditions Écosociété, 2017, 474 p.

HAWLEY, Joshua, et Dimitri ROUSSOPOULOS (éditeurs). Villages in Cities. Community Land Ownership, Cooperative Housing, and the Milton Parc Story, Montréal/New York/Chicago/Londres, Black Rose Books, 2019, 163 p.

HELMAN, Claire. The Milton-Park Affair. Canada’s Largest Citizen-Developer Confrontation, Montréal, Véhicule Press, 1987, 183 p.

SAILLANT, François. « Chapitre 2 – Vingt ans pour sauver et réinventer Milton Parc (1968-1987) », Lutter pour un toit. Douze batailles pour le logement au Québec, Montréal, Les Éditions Écosociété, 2018, p. 32-46.