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Cléophée Têtu, une gestionnaire de talent

29 janvier 2019

Cléophée Têtu se distingue parmi les religieuses ayant œuvré pour la santé ou l’éducation, car elle a mis sur pied l’Asile Saint-Jean-de-Dieu, qui est devenu une institution montréalaise.

Cléophée Têtu

Photo d’une religieuse
BAnQ. RS 593.
Cléophée Têtu naît le 3 décembre 1824 à Saint-Hyacinthe. Elle est la fille de Jean-François Têtu et de Cécile Chabot. Son père exerce la profession de notaire, mais il est aussi l’agent du seigneur Jean Dessaulles. Il est condamné et emprisonné en décembre 1838 pour avoir participé aux événements de 1837 et 1838; il est libéré après avoir passé deux mois en prison. Cependant, il a perdu tous ses biens.

Malgré tout, Cléophée Têtu reçoit une éducation chez les sœurs de la congrégation Notre-Dame à Saint-Hyacinthe. Très jeune, elle est attirée par la vie religieuse. Le 5 octobre 1844, elle entre chez les Filles de la Charité, à Montréal, une communauté fondée l’année précédente par Émilie Tavernier et qui prendra plus tard l’appellation de Sœurs de la Providence. Presque deux ans plus tard, le 21 juillet 1846, elle prononce ses vœux et prend le nom de sœur Thérèse de Jésus. Étant donné le peu de droits que possèdent les femmes à cette époque, elle est sûrement consciente que c’est uniquement en optant pour une carrière religieuse qu’elle pourra atteindre son plein potentiel.

La communauté reconnaît rapidement les talents d’organisatrice de sœur Thérèse. Les années 1847 à 1851 sont des années difficiles pour le Canada-Est. Plusieurs dizaines de milliers d’immigrants irlandais pauvres et malades arrivent dans la colonie. Des épidémies de typhus et de choléra font des milliers de victimes. En 1849, sœur Thérèse devient officière auprès des malades de l’Hôpital Sainte-Camille, établissement fondé par les Sœurs de la Providence pour s’occuper des personnes atteintes du choléra. En août de la même année, elle est nommée supérieure de l’Hospice Saint-Jérôme-Émilien, mis sur pied en juillet 1847 pour prodiguer éducation et soins à des orphelins. Ces deux établissements temporaires ont été créés par les Sœurs de la Providence à Montréal pour faire face à l’épidémie de choléra sévissant de 1847 à 1848, le premier pour soigner les victimes et le second pour recueillir les orphelins irlandais.

Des missions internationales

Durant la seconde partie de sa carrière, sœur Thérèse sera affectée à des tâches à l’étranger. En 1854, le diocèse de Burlington au Vermont construit l’édifice qui accueille Providence St. Joseph, un orphelinat dirigé par les Sœurs de la Providence. L’orphelinat est fondé le 1er mai 1854, et sœur Thérèse en est la première directrice. Après trois ans à Burlington, sœur Thérèse change de mission : elle devra consolider les nouveaux établissements des Sœurs de la Providence au Chili. Arrivées dans ce pays en 1853, ces religieuses ont remplacé les Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus comme responsables d’un orphelinat au port de Valparaiso. En février 1857, elles ouvrent un noviciat à Santiago sous la direction d’une des fondatrices de la congrégation, mère Victoire Laroque. C’est dans ce noviciat que sœur Thérèse travaillera pendant un an pour ensuite occuper un poste de direction à l’orphelinat de Valparaiso. En 1863, elle est rappelée à la maison mère de Montréal.

Après quelques mois passés à visiter les pauvres et les malades, elle est de nouveau nommée supérieure de l’orphelinat Providence St. Joseph de Burlington. En 1866, elle revient à Montréal pour occuper le poste d’économe générale de la communauté jusqu’en 1875. C’est dans ce contexte qu’elle travaillera à l’œuvre de sa vie : la fondation d’un asile d’aliénés qui deviendra l’Asile Saint-Jean-de-Dieu.

Un asile d’aliénés pour Montréal

En 1873, le plus important asile de la province, celui de Beauport, ne suffit plus à la demande. Le gouvernement provincial veut installer un asile dans la région de Montréal, et c’est aux Sœurs de la Providence que cette tâche est confiée. Cette congrégation possède déjà le couvent Saint-Isidore à Longue-Pointe. Depuis 1852, ce bâtiment accueille un petit nombre d’aliénés. Le 4 octobre 1873 est une date importante dans la vie de sœur Thérèse. Elle entre alors officiellement dans l’histoire, car, à titre de mandataire des Sœurs de la Providence, elle signe un acte notarié avec le premier ministre de l’époque, Gédéon Ouimet, pour l’établissement d’un asile d’aliénés à Longue-Pointe.

Comme les premiers patients se présentent dès l’automne 1873, il est urgent de construire l’asile. Afin d’opter pour le meilleur plan possible, sœur Thérèse, accompagnée d’une consœur, sœur Godefroy, et de l’architecte Benjamin Lamontagne, effectue une tournée en Ontario et aux États-Unis pour visiter des établissements destinés à des patients atteints de maladies mentales. À la suite de ce voyage, on adopte un plan semblable à celui du Mount Hope Retreat à Baltimore, à quelques légères modifications près. Les travaux commencent en avril 1874 et sont terminés en 16 mois. Le 20 juillet 1875, le transfert des premiers patients au nouvel hôpital peut débuter. Sœur Thérèse devient alors la supérieure de l’établissement. Le nouvel édifice est bénit le 27 octobre 1875 en présence du premier ministre provincial de l’époque.

Un édifice de fière allure

Les Sœurs de la Providence ont construit l’asile pratiquement sans subventions, mis à part la somme de 100 dollars par patient accordée par le gouvernement chaque année. Le gouvernement provincial renouvellera l’accord en 1875 pour une période de 20 ans sans toutefois augmenter la subvention de 100 dollars par patient. L’édifice avait fière allure, comme le prouve le croquis qui nous le montre tel qu’il était avant le grand incendie du 6 mai 1890.

Le nombre de patients augmente d’année en année si bien qu’en 1889 l’édifice compte 1246 patients, alors qu’ils n’étaient que 408 à la fin de 1875. Sœur Thérèse n’a reculé devant rien pour apporter toutes les améliorations nécessaires à l’établissement : la construction de bâtiments de service, la création d’un immense jardin potager de sept arpents de long sur deux arpents et demi (410 mètres sur 146), l’acquisition de terres adjacentes à l’asile pour augmenter la superficie des terres cultivables, l’installation de cornets acoustiques permettant de communiquer entre les bâtiments et de l’éclairage à l’électricité à partir de février 1889, l’aménagement intérieur de l’édifice, l’amélioration des soins aux patients, etc.

On pourrait croire que les patients sont enfermés à vie lorsque survient une maladie mentale. Il n’en est rien : un rapport de sœur Thérèse datant de 1890 indique une proportion de guérison de 43,81 % pour l’année 1887. Le traitement hydrothérapique, très populaire à cette époque, est utilisé à Saint-Jean-de-Dieu. Même si toutes les améliorations ont été faites, sœur Thérèse effectue en 1889 une longue tournée d’inspection de 40 asiles d’Angleterre, d’Écosse, de Belgique, de France, d’Italie, des États-Unis et du Canada. Elle est accompagnée de deux médecins de l’institut, d’une consœur et de l’avocat de la congrégation. Les notes recueillies serviront à aménager les bâtiments temporaires après l’incendie de mai 1890.

Une sœur appréciée de tous

Saint-Jean-de-Dieu

Carte postale montrant une infirmerie avec une rangée de lits
Collection Centre d’histoire de Montréal. 1437.
Sœur Thérèse revient d’Europe le 26 août 1889 et une grande fête l’attend : tous les bâtiments sont décorés de drapeaux et d’oriflammes et l’allée et les parterres sont illuminés avec plus de 1200 lanternes vénitiennes. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de l’amour que portaient les sœurs, gardiens et patients à la supérieure de l’institution. Son anniversaire était également souligné chaque année.

Durant les années où sœur Thérèse était responsable de l’Asile, plusieurs personnalités de marque y ont effectué des visites et ont laissé des témoignages favorables; il s’agit notamment des premiers ministres Gédéon Ouimet et Honoré Mercier, de Honoré Beaugrand, maire de Montréal de 1885 à 1887, de Benjamin Sulte, historien, et de nombreux autres. Le témoignage de Claudio Jannet, professeur à l’Université catholique de Paris, est éloquent : « J’ai eu l’honneur de visiter l’établissement des aliénés de la province de Québec à Montréal, et j’emporte le meilleur souvenir de l’organisation de cet établissement, qui est à la hauteur de tous les progrès de la science… »

Cet incessant travail finit par avoir un effet sur la santé de la religieuse. En décembre 1889, elle est atteinte par l’influenza et doit s’aliter. Elle ne pourra jamais se débarrasser de cette infection si bien que, au moment de l’incendie de mai 1890, elle devait garder la chambre. L’adversité lui redonnera la santé puisque seulement neuf jours après le sinistre, elle prépare les plans de 14 pavillons temporaires selon un modèle observé en Europe l’année précédente. Les feuilles métalliques recouvrant l’extérieur des pavillons étant peintes en rouge, on les baptisera les « pavillons rouges ». Ceux-ci sont érigés en trois mois. Deux cents ouvriers y travaillent d’arrache-pied. Dès le 18 août, les premiers patients sont réintégrés. Le 8 septembre, tous les patients peuvent séjourner dans les nouveaux bâtiments. Les pavillons permanents de pierre seront érigés en 1901. L’Asile deviendra l’Hôpital Louis-Hippolyte-Lafontaine en 1976, puis l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal en 2013.

Les honneurs, alors et aujourd’hui

Malheureusement, le dimanche 22 novembre 1891, après 16 ans de travail ininterrompu à Saint-Jean-de-Dieu, sœur Thérèse meurt dans l’endroit qui fut l’œuvre de sa vie. Cette femme, qui maîtrisait trois langues (français, anglais, espagnol), était dotée d’une force de caractère et de qualités de gestionnaire peu communes, qui en ont fait l’une des personnalités les plus importantes de son époque. Plusieurs journaux d’alors ont publié des notices nécrologiques. La Patrie a déclaré : « C’est une des plus grandes figures de notre scène publique qui s’en va. » L’Étendard a écrit : « La mort de la Révérende Sœur Thérèse de Jésus est un deuil provincial. Dans un autre pays, on ferait peut-être à cette humble religieuse des funérailles publiques. » Le Montreal Daily Star a ajouté que son « esprit supérieur était reconnu de tous ». Sœur Thérèse de Jésus a été inhumée dans le cimetière des sœurs à côté de l’asile. En 1982, après l’annexion de Saint-Jean-de-Dieu à Montréal, les restes des sœurs enterrées près de l’hôpital ont été transportés au cimetière montréalais Le Repos Saint-François-d’Assise.

Le souvenir de sœur Thérèse perdure de nos jours. Elle est un personnage secondaire dans deux romans contemporains, Bonheur fou de François Gravel et Dans le quartier des agités de Jacques Côté. De plus, la Ville de Montréal a honoré sa mémoire en nommant « Cléophée-Têtu » une rue du quartier Mercier.