À la fin des années 1970, des milliers de réfugiés vietnamiens s’installent à Montréal. Dès lors se construit une complexe relation avec le Quartier chinois.
Restaurant Phở Bằng New York
Au début de leur réinstallation, les Vietnamiens se sont regroupés dans des zones spécifiques, comme autour du marché Jean-Talon, et dans les arrondissements de Côte-Saint-Luc et de Côte-des-Neiges (auparavant appelé « le Village vietnamien »). Au sein de ces regroupements, les réfugiés vietnamiens ont pu accéder à des logements abordables, à des services communautaires offerts en vietnamien (particulièrement à Côte-des-Neiges), à la possibilité de se réunir avec leurs familles et amis et de vivre parmi d’autres réfugiés vietnamiens. Bien que ces enclaves leur aient procuré un sentiment de communauté et de familiarité culturelle, les résidents ont dû régulièrement se rendre dans le Quartier chinois pour obtenir des services adaptés à leurs besoins.
Synonyme de confort culturel, linguistique et culinaire, le Quartier chinois leur a procuré un lieu de refuge important dans leur nouvelle ville. Agissant comme des passerelles culturelles, des entreprises telles que les restaurants ont facilité la communication en employant du personnel qui pouvait parler le vietnamien et en proposant des plats cantonais. Elles ont ainsi fait du Quartier chinois un endroit où les réfugiés pouvaient se rapprocher de leur culture. Le sentiment d’appartenance aux lieux et leur aspect familier ont été des tremplins qui ont permis à la communauté vietnamienne de construire ses propres espaces à Montréal. Cette communauté a évolué au fil de la venue de nouveaux arrivants en quête d’éducation, de travail ou d’un nouveau départ.
Les Sino-Vietnamiens à Montréal
Sur les 11 345 réfugiés vietnamiens, environ 2 000 étaient sino-vietnamiens. Pour aider à la réinstallation de ces Chinois du Vietnam, une quinzaine d’étudiants sino-vietnamiens arrivés à Montréal avant 1975 et étudiant dans des universités francophones ou anglophones se sont réunis dans les locaux de l’entreprise Nouilles Wing ltée, située au coin des rues Côté et De La Gauchetière. Mettant en place une aide aux réfugiés en provenance d’Asie du Sud-Est, ils se sont nommés le « Group of Sino-Vietnamese Volunteers ».
Sans trop savoir comment les services sociaux étaient offerts à Montréal, ces bénévoles se sont tournés vers trois organismes de services, dont le Service à la Famille Chinoise du Grand Montréal, situé dans le Quartier chinois. Plusieurs membres du groupe de volontaires se sont joints au conseil d’administration de ce service. Ensemble, ils ont mis en place de nombreux services, tels que les programmes de réinstallation des réfugiés, qui comprenaient l’accueil à l’aéroport international de Mirabel, le parrainage direct de familles qui se trouvaient dans les camps de réfugiés en Asie, ainsi que l’accompagnement, la traduction et l’interprétation de rendez-vous ou de documents.
L’Association des Chinois du Vietnam à Montréal
Pagode Thiên Hậu
Monsieur Ly, président de l’Association des Chinois du Vietnam à Montréal, déclare à propos de cette époque : « Nous avions bénéficié d’un soutien important de la part de Nouilles Wing ltée. Le propriétaire, Arthur Lee, avait promis d’aider à la construction de la pagode Thiên Hậu. Nous lui avons loué un local, au 82, rue De La Gauchetière Ouest, pour construire notre premier temple en 1990. L’endroit était très petit. Nous avons commencé à économiser peu à peu. Graduellement, les gens ont entendu parler de nous et les chefs d’entreprise ont commencé à faire des dons pour le projet. Finalement, nous avons acheté cet immeuble [au 1065, rue De Bleury] et nous nous y sommes installés en 1997. »
Aujourd’hui, l’Association continue de jouer un rôle important. Elle a établi une école chinoise pour enseigner la langue à la relève. Elle organise également des événements festifs, tels que des fêtes d’anniversaire pour ses membres. Ceux-ci chantent au karaoké, jouent aux cartes et pratiquent le taï-chi pour réunir les personnes plus âgées. Pour le Nouvel An lunaire, la pagode prépare des festivités avec tambours et musique. L’importance de cette pagode tient aussi au fait qu’elle accueille les cendres des membres de la communauté sino-vietnamienne décédés, tandis que les moines procèdent à des bénédictions pour honorer leur mémoire.
Cependant, à leur arrivée à Montréal, d’autres Sino-Vietnamiens ont noté que les Chinois les ont souvent maltraités. Certains témoignages ont fait état de discrimination à l’égard des Sino-Vietnamiens dans les restaurants, les épiceries et lorsqu’ils allaient travailler dans le Quartier chinois. Au début des années 1980, une liste noire d’entreprises chinoises a été établie grâce à un réseau informel transmettant des informations en privé (« whisper network »). Ceci a conduit à la création d’une communauté sino-vietnamienne distincte, dont certains membres ont choisi de vivre à Côte-des-Neiges avec d’autres Vietnamiens, afin d’éviter d’autres tensions et discriminations.
L’entrepreneuriat dans le Quartier chinois
Restaurant Phở An
Pour les personnes issues de milieux plus aisés, une des nombreuses difficultés liées à l’adaptation à la vie canadienne a été le brusque constat qu’elles ne pouvaient pas obtenir le même niveau de vie que celui qu’elles avaient au Vietnam. Malgré leur persévérance, les réfugiés vietnamiens qui ont cherché à suivre une formation continue dans les cégeps ont vu leurs espoirs de mobilité ascendante contrecarrés par des obstacles systémiques et des préjugés sur leur expérience de travail. L’enseignement supérieur (baccalauréat, maîtrise ou doctorat) a permis d’améliorer le niveau socio-économique de plusieurs réfugiés, mais les problèmes systémiques ont persisté. Les carrières qu’ils se sont construites au Vietnam, et même au Québec, et les expériences de travail qu’ils y ont acquises n’ont pas toujours été reconnues par les employeurs québécois. Par exemple, An Nguyen, une Vietnamienne de deuxième génération, se souvient que sa mère n’avait pas obtenu de promotion professionnelle (dans une banque) en raison d’un manque d’études supérieures au Québec, malgré la qualité de son travail et ses 25 années d’expérience dans le domaine bancaire. Lorsqu’elle a quitté son poste, il a fallu trois personnes avec des baccalauréats en finance pour la remplacer.
Confrontés à cette réalité dans leurs emplois et au « plafond de bambou » (« bamboo ceiling »), un phénomène décrivant les obstacles professionnels rencontrés par les Asiatiques, de nombreux Vietnamiens et Sino-Vietnamiens ont cherché d’autres moyens de s’établir et de subvenir aux besoins de leur famille. Cela s’est souvent traduit par un travail indépendant et la création de leur propre entreprise. Monsieur Cuong, propriétaire de Phở Bằng New York, est arrivé au Canada à l’âge de 18 ans. Il a eu beaucoup de difficulté à trouver un emploi après avoir obtenu son diplôme universitaire; la seule façon de survivre a été de fonder sa propre entreprise. Il a ouvert, en 1993, au coin des voies Viger et Saint-Laurent, Phở An, l’un des premiers restaurants de phở du Quartier chinois, puis l’a déménagé de l’autre côté de la rue sous le nom de Phở Bằng New York en 2005.
Monsieur Cuong relate son expérience : « La création d’un restaurant dans le Quartier chinois en tant que Vietnamien n’a pas été sans difficulté, car ce quartier ne comptait que des entreprises chinoises, et il était donc difficile de commencer en tant qu’unique entreprise vietnamienne. J’ai toujours voulu construire une carrière par moi-même, je voulais être financièrement indépendant, sans dépendre d’autres personnes, d’associations ou de communautés. C’est pourquoi j’ai commencé avec un dépanneur que j’ai ensuite vendu pour investir dans l’ouverture de ce restaurant. » Comparant le Quartier chinois à d’autres secteurs de la ville, monsieur Cuong s’est fié à son instinct et a estimé qu’il serait propice à son restaurant en raison du tourisme et de la vie commerciale active. Peu à peu, d’autres restaurants vietnamiens y ont vu le jour. Voici quelques entreprises vietnamiennes qui sont devenues des références bien établies dans la communauté : Hoàng Oanh, reconnu comme l’une des premières boutiques de bánh mì à Montréal (1995), Phở Bắc (1995) et Mỹ Cảnh (2008).
Le Quartier chinois, un sanctuaire
Nouvel An lunaire vietnamien Montréal 1984
La nourriture réconfortante associée à un service en vietnamien a eu des retombées commerciales positives, mais a également permis aux Vietnamiens d’éprouver un sentiment d’appartenance culturelle et d’apaisement. Par exemple, au début des années 1980, le Hội Chợ Tết (festival du Nouvel An lunaire vietnamien), organisé par la Communauté vietnamienne au Canada – Région de Montréal, avait lieu dans le Complexe Desjardins. En 1984, environ 20 000 Vietnamiens ont été présents pour les célébrations. En outre, comme l’indique Charles Nguyễn, blogueur passionné et cofondateur du Cho Đêm MTL, un événement de quatre nuits célébrant la cuisine et la culture vietnamiennes : « Les gens parcouraient des kilomètres, non seulement pour se réapprovisionner, mais aussi pour renouer avec leur famille et leurs amis. [Le Quartier chinois] était et demeure toujours un point de rendez-vous, un pont vers les souvenirs et la nourriture. »
Pour les nouvelles générations de la diaspora vietnamienne qui grandissent à Montréal, le Quartier chinois est devenu une nécessité culturelle leur donnant la possibilité de s’accrocher à leur héritage. Pour les Montréalais d’origine asiatique qui évoluent dans un paysage majoritairement blanc, le Quartier chinois est un endroit animé par des gens qui leur ressemblent et il leur permet de ressentir une appartenance concrète à Montréal. « Le Quartier chinois était et demeure toujours un centre de rassemblement pour les Asiatiques, dans une ville qui aurait autrement été relativement dépaysante à l’époque où [les réfugiés] sont arrivés », explique An Nguyen.
Au-delà des avantages pratiques qu’il présentait, le Quartier chinois a abrité des moyens de préserver la culture vietnamienne à Montréal. À mesure que les réfugiés sont arrivés et ont interagi avec les entreprises locales, une transformation remarquable s’est opérée : les restaurants et les épiceries du Quartier chinois ont élargi leur modèle d’affaires pour répondre aux besoins de leur nouvelle clientèle, ce qui a contribué au développement économique du quartier. Cette affinité naissante a déclenché une vague d’échanges culturels : le Quartier chinois a évolué pour répondre aux besoins et aux désirs spécifiques de la communauté vietnamienne, puis il a servi de catalyseur pour les entreprises vietnamiennes. Grâce à la capacité d’adaptation et d’innovation de multiples personnes, le Quartier chinois est devenu un rouage incontournable du développement de la communauté vietnamienne à Montréal.
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LAM, Lawrence. From Being Uprooted to Surviving: Resettlement of Vietnamese-Chinese “Boat People” in Montreal, 1980-1990, York Lanes Press inc., York University, 1996.