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Mémoires d’immigrantes : Jeanne Farida Laaribi

04 avril 2019

De multiples raisons peuvent mener à la décision d’immigrer. Certaines, comme la guerre et la peur, sont plus tragiques que d’autres.

Dans le cadre du projet Mémoires d’immigrantes, le Centre d’histoire de Montréal a rencontré des Montréalaises venues d’ailleurs qui ont généreusement raconté leur récit personnel. Une série d’articles « Témoignages » dresse les grandes lignes de parcours uniques qui s’enchâssent et contribuent à l’histoire de la ville.

Mémoires d'immigrantes : Jeanne Farida Laaribi

Mémoires d'immigrantes : Jeanne Farida Laaribi

Réalisation : 
Antonio Pierre de Almeida

Jeanne Farida Laaribi, avec son mari et ses trois enfants, quitte l’Algérie en 1994 durant la « décennie noire » pour une raison simple, mais fondamentale : « Je n’ai pas quitté l’Algérie parce que j’en avais envie. Pas parce que j’étais pauvre. Pas parce que je n’avais pas d’argent. Pas parce que je n’aimais plus mon pays ni le peuple. Mais parce que j’avais peur. J’avais peur pour mes enfants, pour mon mari et pour moi-même. » Après bien des aléas, elle vit maintenant à Montréal où elle tient une garderie. En janvier 2019, le Centre d’histoire de Montréal a rencontré Jeanne Farida afin qu’elle nous fasse part de son récit.

Née en terre colonisée

Jeanne Farida Laaribi 1951

Un homme et une femme avec un bébé dans ses bras.
Collection personnelle de Jeanne Farida Laaribi
Jeanne Farida nait au printemps 1951, à l’aube de la guerre d’indépendance d’Algérie. En effet, depuis le XIXe siècle, le territoire est occupé par la France, qui instaure en outre plusieurs politiques assimilatrices. Jeanne Farida va ainsi à l’école française où elle apprend une histoire dans laquelle ses ancêtres seraient les Gaulois et où elle chante quotidiennement la Marseillaise. Or ses origines sont amazighs (le « gh » se prononce [r]), mieux connues sous l’appellation berbères. Ses parents parlent l’un des dialectes qui composent cette langue, mais choisissent de communiquer avec leurs enfants en français pour faciliter leur intégration dans le milieu scolaire. Pour Jeanne Farida, l’apprentissage de cet idiome est une richesse tirée de l’histoire coloniale de son pays. « Comme l’a dit notre écrivain national, Kateb Yacine, “le français est mon butin de guerre”. Nous avons été colonisés pendant 130 ans par les Français, on nous obligeait à parler le français, à ignorer nos langues d’origine et à oublier notre culture. Donc, là, j’ai bien le droit, après tout ça, de m’approprier cette langue », dit-elle avec le sourire.

Partir pour la sécurité

Jeanne Farida en 1991

Une femme étreint un homme lors d’une réunion familiale.
Collection personnelle de Jeanne Farida Laaribi
Avant ses 20 ans, Jeanne Farida perd ses deux parents en peu de temps. Pour assurer son autonomie, elle décide de suivre une formation comme enseignante en éducation physique. C’est à cette époque qu’elle rencontre l’homme de sa vie, un athlète professionnel. Après leur mariage, ils vivent ensemble à Alger, puis quelques années aux Émirats arabes unis où Jeanne Farida devient enseignante de français. À leur retour en Algérie, dans les années 1980, la situation commence à s’envenimer. En effet, les gouvernants et les groupes islamistes s’affrontent de plus en plus violemment.

C’est après-coup que Jeanne Farida distingue certains événements qui annonçaient la montée des tensions dans son pays natal : « Pour les intégristes, nous n’étions pas d’assez bons musulmans, leur mission était de nous rééduquer. Par peur ou par conviction, certaines femmes se sont mises à se voiler. Notre quotidien était devenu un enfer rythmé par des tueries, des attentats. […] Dès que vous aviez un emploi, une belle voiture, vous deveniez une cible parce que vous étiez près de ceux qui avaient les rênes du pouvoir. C’était leur façon de voir les choses. Enfin, c’est ce que j’ai compris. » Cette guerre civile, qui s’étirera jusqu’aux années 2000, fera plus de 120 000 morts, des millions de victimes et des centaines de milliers d’expatriés. Parmi eux, la famille de Jeanne Farida quitte en 1994 l’Algérie vers les Émirats arabes, pour ensuite se rendre au Canada.

Une question de reconnaissance

Jeanne Farida

Plan rapproché d’une femme
Photo d’Antonio Pierre de Almeida

À l’arrivée de Jeanne Farida à Montréal en 2003, la ville compte déjà plus de 48 000 Montréalais d’origine maghrébine, dont près de 18 000 Algériens. Cette immigration prend toutefois racine dès la fin des années 1960 lorsque le Québec cherche à favoriser l’entrée de nouveaux arrivants francophones. Au début des années 2000, le Maghreb devient le troisième bassin de recrutement pour les immigrants au Québec.

Parmi ces Montréalais d’origine algérienne, Jeanne Farida retrouve ses amis installés depuis un moment. Bien qu’elle ait ce petit réseau, l’intégration est difficile, surtout sur le plan du travail. Comme de nombreux immigrants, elle et son mari se butent au problème de la reconnaissance des diplômes. Malgré leur expérience de plus de 20 ans, la loi exige qu’ils retournent aux études pour pratiquer à titre d’enseignants. Jeanne Farida exprime son sentiment : « Au début, vous prenez ça comme une humiliation, comme une insulte. On vous dit : “Vous n’êtes pas à la hauteur.” C’est dommage parce que vous venez avec plein de choses à offrir. » Elle n’est pas la seule à vivre cette frustration puisqu’en 2015 plus de 63 % des Montréalais détenant un diplôme universitaire étranger sont surqualifiés pour l’emploi qu’ils occupent.

Faire ce que l’on fait le mieux

Jeanne Farida en juillet 2018

Quatre femmes souriantes
Collection personnelle de Jeanne Farida Laaribi
Le hasard met sur son chemin le Collectif des femmes immigrantes du Québec, un organisme d’aide à l’intégration au marché de l’emploi. Après avoir bénéficié de ses activités, Jeanne Farida est recrutée par la directrice, Aoura Bizzarri. Elle travaille au Collectif un an ou deux, pendant que son mari entame les démarches pour l’ouverture d’une garderie privée. En effet, faute de pouvoir travailler comme enseignant, le couple prend la décision de se lancer en affaires dans un domaine qu’il connait très bien, l’éducation des enfants. Jeanne Farida devient et est toujours la directrice pédagogique de sa garderie.

En conclusion, lorsqu’on lui demande si le Québec a changé depuis son arrivée en 2003, elle s’inquiète du regard porté sur sa communauté : « De plus en plus d’Algériens arrivent ici, puisque nous sommes francophones, et de plus en plus d’Algériens subissent ce phénomène de “tu dois retourner aux études, tu ne peux pas travailler.” Ce sont des gens qui arrivent confiants, ils se disent : “On arrive au Canada, au Québec, on va être en sécurité, on va être libres.” Au début, il me semblait que c’était moins difficile, mais ça s’est durci. […] On était les bienvenus, je ne sais pas si on l’est toujours. »

Références bibliographiques

ABIDI, Hasni (dir.). Algérie : comment sortir de la crise?, Paris, L’Harmattan, 2003, 255 p.

LECLERC, Jacques. « Les Berbères en Afrique du Nord », [En ligne], L’aménagement linguistique dans le monde.
http://www.axl.cefan.ulaval.ca/afrique/berberes_Afrique.htm

LECLERC, Jacques. « Algérie, données historiques et conséquences linguistiques », [En ligne], L’aménagement linguistique dans le monde, dernière mise à jour mars 2019.
http://www.axl.cefan.ulaval.ca/afrique/algerie-2Histoire.htm#4_La_colonisation_fran%C3%A7aise_

LINTEAU, Paul-André. « Les grandes tendances de l’immigration au Québec (1945-2005) », Migrance, no 34, 2009.