Lorsqu’elle arrive à Montréal, au début des années 1970, Aoura ne parle que l’italien, est tricoteuse de formation et ne connaît personne. Vingt ans après, elle est décorée chevalière du Québec.
Dans le cadre du projet Mémoires d’immigrantes, le Centre d’histoire de Montréal a rencontré des Montréalaises venues d’ailleurs qui ont généreusement raconté leur récit personnel. Une série d’articles « Témoignages » dresse les grandes lignes de parcours uniques qui s’enchâssent et contribuent à l’histoire de la ville.
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Quel sourire! Et c’est sans vous parler de son rire! Nous serions d’ailleurs en droit de nous demander si ce sont ses traits de joie qui ont valu à Aoura Bizzarri d’obtenir le titre de chevalière de l’Ordre national du Québec en 1990. Mais non, du moins, pas officiellement. C’est plutôt son engagement dans la cause des femmes immigrantes, en tant que cofondatrice et directrice du Collectif des femmes immigrantes du Québec qu’elle dirige depuis 1983. Or cette vitalité débordante lui a sans doute servi à traverser les océans et les frontières pour passer de tricoteuse en manufacture à femme de tête reconnue pour son action sociale au Québec. En décembre 2018, le Centre d’histoire de Montréal a rencontré Aoura dans les locaux de son organisme afin qu’elle nous raconte ce parcours remarquable.
Tricotée en Italie
Aoura Bizzarri vers 1969
Parler la langue
Aoura Bizzarri en 1976
Cette réalité n’empêche pas Aoura de souhaiter vivement apprendre l’idiome majoritaire. Dans les années 1960 et 1970, le Canada et le Québec mettent progressivement en place des mesures pour soutenir l’intégration des nouveaux arrivants, comme les Centres d’orientation et de formation des immigrants (COFI). Son statut d’immigrante économique permet à Aoura de bénéficier des cours de français subventionnés. « Eh bien, ce n’est pas parce que tu avais le droit qu’on te le donnait! », Aoura raconte que l’agente en service lui refuse d’abord l’accès à la formation sous prétexte que l’italien suffit pour travailler en manufacture. Aoura n’est pas la seule à vivre cette situation discriminatoire. Le rapport de la commission Bird sur la situation des femmes canadiennes (1970) en fait état, et certaines féministes, comme Madeleine Parent, dénoncent publiquement le confinement des femmes immigrantes à des emplois difficiles et sous-payés dû, en outre, au manque de soutien à leur intégration, passant notamment par l’accès à la francisation.
Une amie d’Aoura, Johanne, qui fait partie de sa « famille québécoise », s’offusque de cette réponse et l’aide à faire valoir son droit. Aoura accède finalement aux cours. L’apprentissage du français est facile mais, surtout, cela lui « donne des ailes »! Elle fera de cette expérience l’un de ses principaux chevaux de bataille. Encore aujourd’hui, elle réclame haut et fort l’ouverture des cours de français subventionnés pour tous les immigrants, peu importe leur statut, et ce, pour la réussite de leur intégration : « Si tu ne parles pas la langue, tu es une analphabète. Peu importe comment tu as étudié ailleurs, si tu ne parles pas la langue, tu n’es personne. Tu ne peux rien faire. »
Féministe de raison
Aoura Bizzarri
Or les revendications des femmes immigrantes ont difficilement l’oreille des gouvernants, des médias et des groupes de femmes « québécoises ». Avec ses partenaires de lutte, Aoura élabore l’idée de créer un organisme fédérateur qui augmenterait le pouvoir d’action et de changement des femmes immigrantes : « Il ne fallait pas y aller comme Italienne, comme Grecque ou comme Portugaise, il fallait y aller toutes ensemble. » Le Collectif des femmes immigrantes du Québec nait donc en 1983 avec Aoura à sa tête.
Chevalière de la cause
Aoura Bizzarri - ordre national du Québec
Article La Presse 29 janvier 2001
Le rire et l’aplomb d’Aoura ne passent pas inaperçus et constituent sans doute ses plus belles armes. Ses apparitions publiques sont à tous les coups colorées par son franc-parler et son humour. Le geste emblématique accompli par Aoura en 2001 en est un exemple. Elle participe alors au procès populaire symbolique de Bernard Landry, ministre des Finances du Québec à l’époque, accusé par les milieux communautaires d’avoir échoué dans sa lutte contre la pauvreté. Durant cette mise en scène revendicatrice, Aoura dépose comme pièce à conviction un demi-sandwich de « caps » de tomates en guise de preuve de la pauvreté que subissent les femmes immigrantes et leurs enfants.
BIRD, Florence. Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, Ottawa, Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, 1970.
LAROCQUE, Sylvain. « Landry perd un procès… populaire », La Presse, 29 janvier 2001, A4.
LÉVESQUE, Andrée (dir.). Madeleine Parent, Montréal, Remue-ménage, 2003.
LINTEAU, Paul-André, et al. Histoire du Québec contemporain. Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1989, p. 567-593.