Les Italiens de Montréal ont inventé un argot qui leur est propre. Une étude sociolinguistique explore ses liens avec plusieurs langues et dialectes, et souligne ses étonnantes spécificités.
Italo-Montréalais
Il a mené ses recherches auprès d’Italiens arrivés à Montréal à partir des années 1950, lors de la deuxième grande vague migratoire (la première ayant eu lieu entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe); il a surtout étudié ceux qui sont venus du sud du pays et d’un milieu rural. Fabio Scetti a observé que les Italiens de Montréal ont inventé un argot unique au monde, qu’on n’entend pas chez les Italiens des États-Unis, d’Argentine ou encore d’Australie. Cet argot est un mélange linguistique original de français, d’anglais, d’italien et des dialectes parlés dans le sud de l’Italie.
Comprendre la langue italo-montréalaise
Lors d’un entretien dans un café italien du Mile End, à Montréal, le chercheur avance une idée fort intéressante : « Je suis persuadé qu’une meilleure compréhension des phénomènes linguistiques de la communauté italienne permettra de mieux comprendre son rapport aux autres langues parlées à Montréal, à commencer par le français bien évidemment, mais aussi l’anglais. »
Selon Scetti, on perd trop souvent de vue que bien des membres de la communauté italo-montréalaise parlent davantage un des nombreux dialectes d’Italie que la langue italienne standardisée et diffusée par l’école et les médias. Or, considérant le rôle important que la langue joue sur le plan de l’identité, à la fois des individus et des collectivités, il est intéressant d’analyser de plus près comment l’italien a joué, et joue encore, un rôle d’identification pour les membres de la communauté italienne montréalaise.
Un premier terrain de recherche a été mené durant l’été 2019 afin de recueillir des données, issues de questionnaires et d’entretiens, et fournies par environ 60 locuteurs et locutrices d’âge, sexe, origine, profession et niveau de scolarisation différents. Il est encore tôt pour pouvoir faire un compte-rendu de ce premier terrain d’étude. Cependant, Scetti affirme : « Nous avons pu remarquer l’importance des dialectes qui, encore aujourd’hui, jouent un rôle important au quotidien. Nous avons notamment remarqué des phénomènes du quotidien (alternance et mélange codiques, interférences) qui soulignent cette situation de contact de langues. Il s’agit de mots comme trocco (camion), storage (dépôt/deposito), parkingo, cecco ou scecco (chèque/assegno), medicamento (médicament/medicina), garbige (garbage/immondizia), jobba (job/lavoro), pagamento “a cassa” (pay cash), bricchi (bricks/mattoni), ou encore des italianisations des toponymes locaux tels que San Denisi (Dionigi) et San Giuseppe. » N’appartenant ni à l’italien ni aux dialectes de l’Italie, ces mots sont des italianisations de termes anglais ou français.
Un argot unique au monde
Bar Sportivo
Enfin, à mon avis, il est important de souligner que cet argot est utilisé surtout chez les vieux Italiens qui n’ont pas fréquenté l’école ici, à Montréal, ou chez leurs enfants et neveux qui ont fréquenté l’école anglophone. Mes amis italiens qui ont étudié à l’école française, donc après l’entrée en vigueur de la Charte de la langue française, aiment s’exprimer justement en québécois. Leur intégration, leur sentiment d’appartenance, et d’une certaine manière leur assimilation, à la culture francophone sont bien marqués et sont le signe d’une réussite.
Cela est dû au fait que, au Québec, l’identité francophone est bien plus forte et solide que l’identité anglophone. Si on la compare aux identités américaine ou ontarienne, on constate que la culture anglophone de Montréal n’est pas de même nature et n’a pas la même puissance assimilatrice. Elle fonctionne plutôt comme un contenant des différentes identités non canadiennes-françaises : de l’italienne à la pakistanaise en passant par la jamaïcaine et la juive, sans oublier celle des anglophones de Vancouver ou de Toronto qui viennent s’installer ici. Dans ce contenant, chaque groupe ethnolinguistique occupe son propre espace, sans renoncer à entrer en relation avec d’autres groupes, mais sans non plus se fondre dans une entité unique ou se confondre avec elle. Cette coexistence a permis à la communauté italienne de préserver sa spécificité identitaire nationale, mais aussi locale, celle du village natal. C’est également au contact de la culture anglophone de Montréal que les Italo-Montréalais ont inventé des traits culturels et linguistiques uniques.
Fabio Scetti
Fabio Scetti, un jeune chercheur italien, a quitté son pays natal pour poursuivre ses études en France. Il fait partie d’une nouvelle et grande vague migratoire qui a conduit des centaines de milliers de diplômés, de scientifiques, d’artistes, de professionnels à s’installer dans les pays où la recherche et l’art sont plus aidés et subventionnés que dans leur patrie. Ils ont été nommés en Italie les « cerveaux en fuite ».
En tant qu’émigrant et spécialiste en sciences humaines, Fabio Scetti a senti le besoin de réfléchir davantage à l’émigration. De plus, il a développé un fort intérêt pour l’immigration à Montréal. Sa thèse de doctorat, obtenue à l’Université Paris Descartes, portait sur l’évolution du portugais au sein de la communauté portugaise de Montréal. Son intérêt pour cette ville n’a jamais cessé. En effet, même si aujourd’hui il est professeur contractuel à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, il est aussi devenu chercheur membre international au CRIEM (Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises) de l’Université McGill de Montréal.
SCETTI, Fabio. La Communauté portugaise de Montréal : langue et identité, Québec, Presses de l’Université Laval, 2019, 300 p.