En raison de son ampleur, de sa durée, de l’engouement du public qu’elle a suscité et des bouleversements politiques qu’elle a engendrés, l’enquête Caron a défrayé la chronique.
L’enquête judiciaire qui s’ouvre le 11 septembre 1950 sous la présidence du juge François Caron de la Cour supérieure du Québec n’est pas la première à porter sur la question de la tolérance par le corps policier de la prostitution et du jeu à Montréal. Les Montréalais ont connu au XXe siècle les enquêtes Cannon (en 1909), Coderre (en 1924) et Cannon II (en 1944). Mais l’ampleur de l’enquête Caron sera sans précédent. S’étirant de septembre 1950 à avril 1953, notamment à cause de très nombreuses interruptions, elle jugera 63 accusés et nécessitera l’intervention de nombreux avocats et de 373 témoins au cours de ses 325 séances. Son coût total, évalué à 500 000 dollars — une somme considérable pour l’époque —, dépasse de loin celui de toutes les commissions du genre tenues jusque-là.
Un roman judiciaire
Enquête Caron - salle 24
Sans cet intérêt de la population, l’enquête n’aurait probablement pas pu être menée à terme. Elle est constamment menacée par des contestations judiciaires et par le manque de fonds, puisque le premier ministre Duplessis — qui voit l’enquête d’un mauvais œil — juge qu’il n’est pas de la responsabilité de la province d’assumer ces dépenses. À un moment, les sténographes se mettent même en grève pour exiger le paiement de leurs honoraires! Le Comité de moralité publique et Le Devoir passent le chapeau et sollicitent le soutien de la population pour financer l’enquête à coups de petits dons. En ce sens, comme l’affirment les réformateurs, l’enquête est une « manifestation démocratique » qui fait contrepoids à la résistance et à la mauvaise volonté des autorités municipales et provinciales.
La police au banc des accusés
Enquête Caron - page couverture
L’enquête Caron n’a aucun mal à démontrer l’existence d’une tolérance policière à grande échelle de la prostitution et du jeu durant les années 1940. Le verdict du juge Caron est sévère, mais nuancé : une vingtaine d’officiers de la police, dont les deux directeurs, sont blâmés, condamnés à l’amende et déclarés inaptes à occuper des charges municipales. Le magistrat donne raison au policier Pax Plante sur l’injustice de son congédiement, mais affirme que la tolérance n’est pas revenue à son niveau antérieur depuis son renvoi. Il renonce aussi à condamner les politiciens, probablement faute de preuves suffisantes. Cependant, plusieurs membres du comité exécutif sont fortement écorchés dans ce jugement qui rappelle leur mauvaise foi et le peu de crédibilité de leurs témoignages.
Les politiciens s’en tirent-ils à bon compte? Pas vraiment, car le juge Caron choisit d’attendre le bon moment pour déposer son jugement, un an et demi après la fin des audiences, et moins de trois semaines avant les élections municipales du 25 octobre 1954. Les journaux, notamment Le Devoir, s’emparent des conclusions les plus sévères pour inciter l’électorat à balayer du pouvoir les membres de la classe politique suspectés de corruption. Aux citoyens de faire le grand ménage! On les exhorte à envoyer des hommes « neufs » à l’hôtel de ville pour régénérer la démocratie montréalaise.
Drapeau à la mairie
Enquête Caron - Plante et Drapeau
Cet événement a aussi une résonance plus large pour la société québécoise, car il s’agit de la première victoire d’importance que remportent les forces progressistes sur la vieille garde conservatrice incarnée par le premier ministre Duplessis et son Union nationale. En ce sens, le mouvement pour le nettoyage de la politique montréalaise annonce les aspirations à un assainissement semblable à l’échelle provinciale, aspirations qui marqueront quelques années plus tard la Révolution tranquille.
Ce texte de Mathieu Lapointe est tiré du livre Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, sous la direction de Catherine Charlebois et Mathieu Lapointe, Montréal, Cardinal, 2016, p. 242-244.
Enquête Caron - juge
Juge à la Cour supérieure du Québec, François Caron préside la Commission d’enquête sur le vice commercialisé à Montréal entre 1950 et 1953. Originaire de Hull, il a fait ses preuves lors de l’enquête Surveyer en 1943, pour laquelle il a agi à titre de procureur de la poursuite. Cette enquête visait à faire la lumière sur la corruption dans la ville de Hull, située à la frontière entre l’Ontario et le Québec et alors réputée comme étant « le petit Chicago » de la province.
BRODEUR, Jean-Paul. La délinquance de l’ordre : recherches sur les commissions d’enquête, LaSalle, Hurtubise HMH, 1984, 368 p.
CARON, François. Jugement. Enquête de la police municipale, Montréal, Cour supérieure, jugement no 3000, 8 octobre 1954, 231 p.
DE CHAMPLAIN, Pierre. Histoire du crime organisé à Montréal de 1900 à 1980, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2014, 502 p.
CHARLEBOIS, Catherine, et Mathieu LAPOINTE (dir.). Scandale! Le Montréal illicite 1940-1960, Montréal, Cardinal, 2016, 272 p.
LAPOINTE, Mathieu. Nettoyer Montréal : les campagnes de moralité publique, 1940-1954, Québec, Septentrion, 2014, 395 p.