Nous sommes à la pointe ouest de l’île, dans ce qui deviendra la municipalité de Senneville. En face s’étend le vaste lac des Deux-Montagnes, où se jette la rivière des Outaouais avant qu’elle répartisse ses eaux dans le Saint-Laurent à travers l’archipel de Montréal. En 1672, ces terres sont concédées à l’officier Dugué de Boisbriant. Les Sulpiciens pensent ainsi améliorer la défense de l’île, mais c’est l’appât du gain qui rend le site attirant.
Un lieu pour le profit, un fort pour le prestige
Dans la seconde moitié du XVII
e siècle, la traite des fourrures est le moteur économique majeur de Montréal. Chaque été, la foire annuelle a lieu dans la ville et accueille entre 100 et 200 canots autochtones chargés de peaux et provenant du Pays-d’en-Haut. Mais dès le milieu des années 1660, certains marchands tentent de court-circuiter ce réseau en établissant des postes en amont sur l’île pour s’accaparer du commerce, malgré les éventuelles interdictions à cet effet. C’est ce qu’entreprend Dugué à l’extrémité ouest de l’île, lieu de passage obligé des convois qui arrivent de l’Outaouais. Endetté, il cède la concession, en 1679, aux plus riches marchands de Montréal, les beaux-frères Charles Lemoyne et Jacques Leber. Ce dernier nomme le lieu Senneville, du nom de son village natal en Normandie. Et c’est son fils Jacques Leber (dit de Senneville) qui, ayant obtenu la gestion du fief en 1702, y fait bâtir un fort dès la même année.
Il s’agit d’un fort de pierre rectangulaire, de 30 mètres sur 22,5 mètres, avec, aux angles, quatre bastions percés de meurtrières et mesurant 6 mètres sur 5 mètres. Mais la construction d’un tel fort, aux allures bien défensives, n’était pas nécessaire pour les activités de traite ni vraiment efficace en cas de siège. C’est que Jacques Leber fils avait auparavant dilapidé une partie de son héritage et, en construisant le second fort de pierre de l’île de Montréal (après celui de la Montagne bâti en 1685), il voulait rétablir sa crédibilité et son prestige tout en refaisant fortune avec la traite. Ainsi l’occupation du lieu est de nature bien commerciale, et la véritable raison du fort est essentiellement symbolique.
Vocation agricole et destin militaire
La traite des fourrures subit de grandes transformations au début du XVIIIe siècle, et le poste cesse ses activités commerciales en 1724. Le fort sert dorénavant de résidence pour des fermiers et des meuniers. Une petite garnison l’occupe en 1747 et 1748 pour protéger l’île de raids des Agniers lors de la guerre de Succession d’Autriche. Par la suite, délaissé quelques temps, il est transformé en magasin général en 1774. Finalement, en 1776, le général Benedict Arnold l’incendie lors de l’invasion américaine.
Le fort est alors abandonné. Différents propriétaires se succèdent, et ses ruines se dégradent lentement. En 1971, une première fouille archéologique met en lumière le potentiel archéologique formidable du fort. Puis, en 2004, un programme de restauration des vestiges donne l’occasion d’y recueillir de nouvelles données archéologiques. On y a mis au jour des témoins de l’époque de la traite (perles de verre, pipes de pierre, etc.) mais également des occupations domestiques et marchandes subséquentes du bâtiment (vaisselle variée, chantepleures de tonneau en laiton, etc.). Il a même été possible de révéler la présence des occupations précédant la construction du fort, soit celle de Dugué puis celle de Lemoyne et Leber (père), sous la forme de traces de palissade ainsi que de fragments de torchis provenant d’une ancienne cheminée depuis longtemps disparue.
Aujourd’hui, le fort de Senneville est un site historique et archéologique classé. Ses ruines ont été stabilisées et sont bien protégées sur un terrain privé, malheureusement non accessible mais où le cachet pittoresque est également préservé.