Quelques jours avant les Jeux olympiques de Montréal, une importante exposition d’art public est démolie sans avertissement. Le maire Drapeau se justifie en parlant de danger public et d’indécence.
« Ils l’ont fait de façon barbare. Dans la nuit, comme des voleurs. » C’est ainsi que l’artiste multidisciplinaire Françoise Sullivan se remémore le démantèlement sauvage des œuvres de Corridart, dans la nuit du 13 au 14 juillet 1976. Ce qu’on a par la suite appelé l’affaire Corridart a marqué d’une tache sombre les manifestations entourant les Jeux olympiques de Montréal.
En cette année d’ouverture sur le monde, Montréal veut faire honneur à ses artistes. Corridart est l’une des principales réalisations du Programme des arts et de la culture pour les Jeux olympiques. Le concept vient de la directrice du Musée d’art contemporain de Montréal, Fernande Saint-Martin. En collaboration avec le Comité organisateur des Jeux olympiques (COJO) et sous la direction de Melvin Charney, artiste et architecte reconnu, une soixantaine d’artistes québécois et canadiens se regroupent pour mettre sur pied une exposition d’art public de grande envergure. Ensemble, ils vont créer un corridor d’œuvres d’art de 8 km de long, sur la rue Sherbrooke, entre les rues Atwater et Pie-IX. Le tout sera accessible gratuitement du 7 au 31 juillet.
Quand l’art sort dans la rue
Cet événement hors du commun bénéficie d’un financement de 386 000 $ du ministère des Affaires culturelles du Québec. Plus de 300 soumissions sont analysées en vue de la sélection des projets. Vingt-deux œuvres sont choisies, et approuvées par l’administration du maire Jean Drapeau. Parmi les artistes et architectes retenus, en plus de Melvin Charney, on compte Pierre Ayot, Cozic, Marc Cramer, Jean-Claude Marsan, Bob McKenna, Guy Montpetit, Jean Noël, Françoise Sullivan, Claude Thibaudeau, Bill Vazan et René Viau.
L’installation des œuvres sur le parcours commence en juin. La croix du mont Royal y fait son apparition. Des mains jaunes pointent vers des lieux choisis, des cerfs-volants minimalistes s’élancent dans le ciel, des expositions de photos se dessinent sur des échafaudages. Il y en a pour tous les goûts, du ludique au politique. Plusieurs œuvres suscitent la réflexion, mais Melvin Charney se défend bien d’avoir voulu donner d’emblée un caractère politique à l’événement.
Le vernissage a lieu le 7 juillet à la galerie d’art de l’UQAM, et c’est l’occasion pour plusieurs artistes de se rencontrer pour la première fois. L’heure est à la célébration, mais les problèmes ont déjà commencé. Des œuvres ont été vandalisées, et l’une d’elles, Suspension Two d’Andy Dutkevitch, a été retirée du parc La Fontaine parce qu’on la jugeait non sécuritaire.
La censure frappe en pleine nuit
Moins d’une semaine après le début de l’exposition, après une ordonnance de démantèlement émise par le comité exécutif de la Ville de Montréal, Corridart est démolie, de façon clandestine et sans préavis, dans la nuit du 13 juillet. Le maire Drapeau ne met pas de gants blancs pour se débarrasser de cette exposition qu’il n’aime pas : environ 75 cols bleus, sous protection policière, démolissent les œuvres avec des bulldozers, des scies et des masses. Les « débris » sont transportés par camions et jetés pêle-mêle à la fourrière municipale. Certains artistes, découvrant ce qui se passe, viennent eux-mêmes enlever leurs œuvres. D’autres, lorsqu’ils retrouvent leur travail, constatent qu’il est endommagé sévèrement ou irrécupérable. Le démantèlement complet s’étale sur trois jours.
Jean Drapeau justifie son action en affirmant que les œuvres contreviennent aux règlements municipaux sur l’utilisation de l’espace public et que certaines d’entre elles constituent un danger pour les citoyens. On rapporte aussi dans les journaux de l’époque que le maire trouvait l’exposition laide et obscène. Jean-Paul L’Allier, ministre des Affaires culturelles du Québec, exige que Corridart soit remise en place, mais il est trop tard…
Les artistes face à la justice
Outrés, 12 artistes de Corridart se lancent dans une poursuite civile contre la Ville de Montréal, exigeant un dédommagement de 350 000 $. Des erreurs des avocats retardent les démarches, et cinq années s’écoulent avant l’annonce de la décision. Le juge donne raison à la Ville : trop d’œuvres auraient montré une image défavorable de Montréal. Des ingénieurs et des résidants témoignent en faveur de l’administration municipale.
En 1982, le collectif d’artistes décide d’en appeler de cette décision. Lorsque l’appel doit finalement être entendu, six ans plus tard, Jean Doré, le nouveau maire de Montréal, offre de régler l’affaire hors cour. Après 12 années de combat juridique, une somme de 85 000 $ est finalement accordée aux plaignants, dont plus de la moitié sert à payer les frais légaux. Au bout du compte, chaque artiste reçoit à peine quelques milliers de dollars et plusieurs œuvres sont perdues à jamais.
C’est ainsi que se termine la bien triste affaire Corridart, un moment pour le moins gênant de l’histoire de l’art public à Montréal. Comme traces, il reste, entre autres, un documentaire de Bob McKenna, qui permet une réflexion sur l’événement, et divers documents ayant servi de preuves en cour, qui sont conservés à l’Université Concordia. Le fonds d’archives Corridart comprend des curriculum vitae d’artistes, des esquisses et des plans, des photographies des œuvres, ainsi que des photos du démantèlement.