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Les luttes ouvrières et la communauté juive

02 juin 2017

Au début du XXe siècle, des milliers de juifs d’Europe de l’Est débarquent à Montréal et sont embauchés dans les usines. Ils apportent des idéaux politiques qui vont marquer les luttes ouvrières.

En 1912, le syndicat des Travailleurs unis du vêtement déclenche une grève générale. Quelque 4000 membres paralysent le secteur de la confection pour hommes pendant neuf semaines. Le Keneder Odler, journal montréalais de langue yiddish, décrit le déroulement de l’une des grandes manifestations de la crise :

« À une heure de l’après-midi le cortège se mit en branle au Champ-de-Mars avec un orchestre à sa tête, suivi du grand-maréchal Barksy et de l’assistant-maréchal Orenstein, puis des membres du comité de grève. Venaient ensuite toutes les femmes qui travaillent dans ce type de métier. […] En deuxième place, s’avancèrent tous les ouvriers des ateliers Gardner, Kellert et Vineberg, précédés aussi d’un orchestre ambulant. En troisième place, les ouvriers de la compagnie Friedman, des ateliers Levinson, Standard et Semi-Ready. En quatrième place, les ouvriers de Friedman Bros., Weiner, Hart, Union Clothing et Elkin. Finalement venaient les travailleurs des plus petits ateliers. Le défilé emprunta depuis le Champ-de-Mars la rue Saint-Denis jusqu’à Sherbrooke, bifurqua sur la rue Prince-Arthur, retourna rue Sherbrooke par la Main, poursuivit jusqu’à Windsor pour revenir par Dorchester jusqu’à la Main à nouveau. De là, la foule se rendit au Coronation Hall. »

Cette impressionnante mobilisation n’est qu’un exemple parmi les 94 grèves menées par les ouvriers juifs montréalais du vêtement, entre 1910 et 1930.

Travailleurs du textile

Groupe de travailleurs du textile.
Archives de la Bibliothèque publique juive. Pr007393.

Des ouvriers qualifiés aux idées révolutionnaires

Au début du XXe siècle, le boum industriel canadien entraine un important besoin de main-d’œuvre. Le Canada élargit son bassin d’immigrants de l’Europe occidentale à l’Europe orientale. Cette région du monde est alors le théâtre de persécutions violentes envers la population juive. Cette dernière fuit massivement vers l’Amérique, où Montréal devient une importante terre d’accueil. Ces nouveaux arrivants s’installent dans le corridor traditionnel de l’immigration, c’est-à-dire aux abords de la rue Saint-Laurent, en partant des quais jusqu’à la rue Jean-Talon. La communauté juive devient la troisième en importance à Montréal et le yiddish, la langue la plus couramment parlée après le français et l’anglais.

Piquet de grève de l’ILGWU

De nombreux travailleurs et travailleuses de l’ILGWU manifestent et brandissent leurs pancartes sur lesquelles nous pouvons lire « Grève générale ».
Archives de la Bibliothèque publique juive. Boulkind5.
Montréal est, à cette époque, le principal centre de la confection de vêtements du Canada, où le prêt-à-porter est en plein essor. Les juifs, nouvellement arrivés d’Europe de l’Est, représentent un bassin de main-d’œuvre inespéré pour l’industrie. En Europe, grand nombre d’entre eux ont été tailleurs et presseurs dans des ateliers. Ils ont donc les qualifications requises pour ces emplois qui sont au sommet de la hiérarchie des métiers du vêtement. Les juifs intègrent ainsi les manufactures et les ateliers de confection qui se multiplient tout au long de la Main.

Ces ouvriers juifs arrivent non seulement avec une expertise particulière, mais également avec des idéaux. Imprégnés de divers courants révolutionnaires européens tels que le socialisme et le communisme, ces néo-Montréalais investissent rapidement les syndicats et fondent leurs propres organisations. L’importante diaspora juive, principalement à New York et à Chicago, renforce ce dynamisme syndical.

Des luttes à mener

Affiche électorale de Joseph Schubert

Affiche électorale invitant les électeurs à réélire Joseph Schubert dans la circonscription de Saint-Louis en 1954.
Archives de la Bibliothèque publique juive. 1099_058_5.

Les conditions de travail sont alors difficiles. En 1912, les tailleurs et les presseurs travaillent plus de 55 heures par semaine et sont rémunérés à la pièce, pour un salaire hebdomadaire moyen de 11 $. Les cycles de travail sont soumis aux besoins de l’industrie. Les ouvriers sont assujettis à des périodes de chômage répétées. Au terme de la grève de 1912, les ouvriers obtiennent la semaine de 49 heures. En 1917, au sein du syndicat des Travailleurs amalgamés du vêtement d’Amérique, 5000 ouvriers récoltent une augmentation de salaire et, en 1919, la semaine de 44 heures.

Les femmes sont aussi mobilisées sous le leadership des militants juifs, avec l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames (ILGWU). Avant les années 1930, les gains demeurent toutefois minimes. Il faut attendre Léa Roback, née à Montréal dans une famille juive polonaise, qui lance la lutte des midinettes et entraine la syndicalisation de 5000 ouvrières de la robe en 1937.

Bien que majoritaires dans le domaine de la confection, les juifs ne sont pas seuls à bénéficier de ces acquis. Cette industrie compte des ouvriers francophones et d’autres communautés. Les militants juifs sont aussi présents dans divers secteurs. Ainsi, en 1921, des bouchers juifs participent à la grève de l’Amalgamated Meat Cutter and Butcher Workmen. Le militantisme juif a des échos jusqu’au conseil municipal avec l’élection, en 1924, de l’ardent syndicaliste Joseph Schubert.

Joseph Schubert

Bain Schubert

Le bain Schubert
Archives de la Ville de Montréal. VM94.Z77-1.

Le militantisme juif porte son influence jusqu’aux plus hautes instances de la Ville. Joseph Schubert, délégué de l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames (ILGWU), est élu vice-président du Conseil des métiers et du travail de Montréal. Entre 1924 et 1941, il est conseiller municipal de l’ancien quartier Saint-Louis. En 1931, il fait construire un bain public, le bain Schubert, un établissement sanitaire comprenant douches et piscine à l’usage des citoyens.

La mobilisation des ouvrières de la robe

Léa Roback

Portrait de Léa Roback en 1940
Archives de la Bibliothèque publique juive de Montréal.

Dans une entrevue accordée à Nicole Lacelle en 1986, Léa Roback témoigne de la grève de 1937 : « En tout cas, on a fait la grève pendant trois semaines, c’était bien! Les femmes sont sorties, elles se sont organisées, des Juives, des Canadiennes françaises, des immigrantes. Il y avait de ces femmes qui n’avaient jamais pensé qu’elles pourraient devenir déléguées d’atelier, pourtant beaucoup le sont devenues. Et il y avait une unité! Parce que vous savez, dans le temps, il y avait beaucoup de favoritisme; des travailleuses voulaient un bon paquet de pièces à coudre, eh bien… le contremaitre ou le petit patron “se servait d’elles”, comme on disait. Et parce qu’elles avaient peur de perdre leur job, ça marchait. Il y en avait une, la petite Juliette, elle disait : “Quand est-ce qu’on aura fini avec ces maudits-là? Moi, tout ce que je veux, c’est travailler!” Et on a donné un gros coup. Tout le monde était là. Pas besoin de courir après ces femmes-là pour qu’elles viennent à la ligne des piquets! »

LACELLE, Nicole. Entretiens avec Madeleine Parent et Léa Roback, Montréal, Remue-Ménage, 2005, p.140.

Références bibliographiques

ANCTIL, Pierre. « Les Juifs yiddishophones. Un siècle de vie yiddish à Montréal », dans BERTHIAUME, Guy, et autres. Histoires d’immigrations au Québec, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2012, p. 61-76.

DANSEREAU, Bernard. « La contribution juive à la sphère économique et syndicale jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale ». Dans ANCTIL, Pierre, et Ira ROBINSON, dir., Les communautés juives de Montréal. Histoire et enjeux contemporains, Québec, Septentrion, 2010, p. 141-164.

LACELLE, Nicole. Entretiens avec Madeleine Parent et Léa Roback, Montréal, Remue-Ménage, 2005, 173 pages.

LINTEAU, Paul-André. Histoire de Montréal depuis la Confédération, 2e édition, Montréal, Boréal, 2000, 627 pages.

MEDRESH, Israël. Le Montréal juif d’autrefois, Québec, Septentrion, 1997, p. 201-206.

ROUILLARD, Jacques. « Les travailleurs juifs de la confection à Montréal, 1910-80 », Labour/Le Travailleur, 8/9, automne-printemps 1981-82, p. 253-259.