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L’aventure lesbienne de l’école Gilford!

19 juin 2025
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En 1984, une école du Plateau devient un lieu d’ancrage culturel et politique pour la communauté lesbienne. Cet effervescent laboratoire social appuie ainsi une forme de résistance.

Photographie par Suzanne Girard

Photo noir et blanc d’un rassemblement de femmes dans le gymnase d’une ancienne école.
Intérieur de l’école Gilford (oct. 1986), © Suzanne Girard 
À partir du moment où les lesbiennes montréalaises ont collectivement investi une partie du territoire urbain, elles se sont donné les moyens de vivre une expérience unique en son genre.

Dans les années 1980, une grande majorité des lesbiennes francophones habite et déambule sur les rues du Plateau-Mont-Royal. Pour une raison surtout financière : les loyers des appartements et des locaux commerciaux sont modiques. En effet, le Plateau-Mont-Royal ne connaît pas encore les rénovictions qui surgissent à la fin des années 1990. À cette époque, ce quartier devient donc un espace politico-urbain que nous fréquentons assidûment, comme l’affirme Danielle Boutet : « […] sur ce bout de la rue St-Denis […], il y a la plus grande concentration de lesbiennes par mètre carré au Québec, même que le soir, sur ce bout de rue, parmi d’autres passants, je crois bien que nous sommes majoritaires. »

C’est dans cette effervescence que les artistes Suzanne Boisvert, Martine Chagnon et Myriam Saad louent en 1984 le rez-de-chaussée d’une école désaffectée, située au 2025 de la rue Gilford. Cette initiative marquera le coup d’envoi d’une aventure qui attirera des milliers de lesbiennes durant les 10 années de son existence. Chapeauté par la collective Arts et Gestes des femmes de Montréal, ce lieu permet le tissage d’une communauté lesbienne aux multiples facettes. En fait, l’architecture même du bâtiment facilite grandement une distribution aérée des emplacements et déplacements, avec des salles de classe distinctes et un grand gymnase favorisant les rencontres communautaires. Ce dynamisme du lieu et l’implication des locataires permanentes et ponctuelles qui en assurent la gestion permettent d’expérimenter un espace autrement que sur un mode consumériste.

Une diversité de groupes et individues permanents

Affiche Archives Traces

Affiche annonçant que les archives lesbiennes sont accessibles tous les samedis de 13 h à 17 h à l’école Gilford.
Archives lesbiennes du Québec
Parmi ces locataires permanentes, on trouve deux peintres qui résident dans leur atelier d’art et deux travailleuses qui pratiquent des métiers non traditionnels, soit l’ébénisterie et l’imprimerie. La presse militante de Louise Turcotte servira d’ailleurs aux nombreuses publications imprimées à moindre coût. Puis, attiré par la réputation de l’école, un collectif se forme pour sortir les archives d’une maison privée : en novembre 1986, les archives lesbiennes Traces inaugurent de fait leur rentrée scolaire en se donnant une visibilité publique! Nous sommes résolument plongées dans un bouillonnement culturel et politique que l’envergure physique du bâtiment encourage toujours plus. Ainsi, grâce au gymnase, l’École des arts martiaux des femmes de Montréal donne des cours du soir aux femmes et aux lesbiennes qui désirent acquérir les outils nécessaires à leur autodéfense. Au début des années 1990, le biblio-café Labyris offre de son côté un lieu convivial dédié au partage d’œuvres lesbiennes. Avec ces multiples locataires, l’école se conçoit donc comme un laboratoire social dans lequel s’agencent plusieurs forces vives, chacune occupant son propre espace tout en interagissant pour former une communauté intelligible.

Et cette communauté intelligible n’aurait jamais vu le jour sans celles qui ont amorcé ce projet et insufflé une dimension magique à l’école Gilford. En effet, de nombreuses artistes pratiquent et partagent leur art en plus d’œuvrer à la gestion du lieu en tant que locataires permanentes. En 1984, la Chorale lesbienne, composée initialement d’amies, attire 25 membres qui se regroupent autour d’un projet aussi festif que militant. Quant au Salon des Tribades, mis en place à l’automne 1984 et composé d’artistes multidisciplinaires, il travaille un art expérimental dédié au continuum lesbien, tout en privilégiant des performances qui abattent les frontières entre actrices et spectatrices. Suzanne Boisvert explique ainsi la nature de son engagement : « Devenir une artiste a été un choix d’ordre philosophique et politique. Stratégique. C’était la seule façon pour moi de réinventer mon monde et d’avoir une prise sur ce monde. Cela a été un acte de résistance. » L’école soutient donc une résistance lesbienne que des engagements ponctuels vont aussi alimenter.

Les participations occasionnelles

Affiche

Affiche annonçant une danse lesbienne le 17 février, avec le titre Valentina, et une illustration stylisée représentant deux femmes dans un cœur.
Archives lesbiennes du Québec
Loin de créer un repli sur soi, ce projet collectif permet aux lesbiennes de se mobiliser pour diverses causes politiques. Par exemple, dès 1986, le groupe des Lesbiennes contre la montée de la droite s’y réunit, pour organiser notamment le boycott des compagnies qui alimentent le régime politique de l’apartheid en Afrique du Sud. À partir des années 1990, Gilford devient la plaque tournante de plusieurs actions militantes. Ainsi, le groupe Action politique lesbienne y tiendra ses réunions et organisera une danse-bénéfice pour les lesbiennes victimes de la guerre en Bosnie-Herzégovine. C’est aussi à cette période que se forme le Caucus lesbien en vue de présenter un mémoire durant les audiences sur la reconnaissance des conjoints de même sexe.

Les discussions vont bon train à l’école Gilford, notamment lors des brunchs politiques qui s’y tiennent tous les dimanches. Sur un mode plus pragmatique, la ligue d’impôts aide et conseille les contribuables lesbiennes. Le groupe des AA participe aussi à ce mouvement collectif. Du côté des événements, les journées de visibilité lesbiennes se déroulent à l’école dans les années 1980 et 1990, et notons les innombrables soirées de danse et de spectacles qui servent au financement autant des groupes que du lieu proprement dit.

La fin d’une décennie exaltante 

Spectacle Musique urbaines à l'école Gilford

Photo couleur d’un spectacle avec la scène au niveau du plancher. Une grande toile noire se trouve au centre et de chaque côté, se trouvent deux musiciennes.
Lorraine Carpentier, fonds Suzanne Boisvert, Archives lesbiennes du Québec
Cet espace aux dimensions culturelles, sociales et politiques a toutefois fini sa course le 18 février 1994. En effet, la Commission des écoles catholiques de Montréal lui donne alors le coup de grâce en exigeant que les occupantes quittent les lieux pour cause de danger imminent : cet espace collectif se privatise en vue de construire des « condos » plus lucratifs…

Mais il faut le dire haut et fort : ce que les lesbiennes montréalaises ont accompli à l’école Gilford relève à coup sûr d’un acte performatif de résistance. En effet, elles ont collectivement œuvré pendant 10 ans pour s’approprier un espace urbain, s’octroyer en quelque sorte un droit à la ville, pour se donner la liberté de faire leur école buissonnière!

Références bibliographiques

École Gilford

Photo noir et blanc montrant une partie de la façade d’un édifice ancien ayant abrité une école. On peut y lire l’inscription « Chamilly-de-Lorimier ». Les fenêtres des étages sont placardées.
Archives lesbiennes du Québec

BOISVERT, Suzanne. « Questions d’art et de politique », Des Tribades-Trajets, no 2, décembre 1988, p. 29-35

BOISVERT, Suzanne, et Danielle BOUTET. « Le projet Gilford : mémoires vives d’une pratique artistique et politique », dans Demczuk, Irène, et Frank W. Remiggi, Sortir de l’ombre, Histoires des communautés lesbienne et gaie de Montréal, Montréal, VLB, 1998, p. 313-336.

BOUTET, Danielle. « Le bar Lilith », Ça s’attrape!!, no 2, mars 1983, p. 1.