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Entre justice et politique : la cité administrative de Montréal

20 avril 2020
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Dès la fin du XVIIIe siècle, un secteur du Vieux-Montréal est consacré à l’administration civile et à la justice. Encore de nos jours, juristes et fonctionnaires municipaux s’y activent.

Prison place Vauquelin

Gravure d’un édifice assez imposant qui comporte une clôture le long de la rue
Archives de la Ville de Montréal. VM6,R3067-2_155E-1939-005.
Depuis maintenant plus de 200 ans, les avocats en toge et les fonctionnaires sillonnent le tronçon de la rue Notre-Dame entre les voies Gosford et Saint-Laurent, parfois pressés par une affaire urgente.

Dès le début du Régime britannique, le secteur est affecté à l’administration civile et à la justice. Sur le terrain de l’ancienne propriété des Jésuites, au nord de l’actuelle place Jacques-Cartier, l’administration civile fait son nid : la prison de la place Vauquelin (aménagée vers 1768 à même la résidence des prêtres jusqu’à un incendie en 1803, puis dans un nouveau bâtiment sur le même site de 1811 à 1846), l’ancien palais de justice (1803-1844), le vieux palais de justice depuis 1857 et l’hôtel de ville depuis 1878 y sont successivement construits.

La potence était située à l’arrière de la prison, face au Champ-de-Mars, et des foules nombreuses venaient assister aux pendaisons. Les citoyens montréalais ont pu observer 44 pendaisons durant la courte existence de la prison. La dernière exécution, tenue vers 10 heures le vendredi 30 août 1833, visait Adolphus Dewey, condamné pour avoir assassiné dans un accès de jalousie sa jeune épouse Euphrasine Martineau. Les conditions déplorables dans lesquelles vivaient les prisonniers ont incité les autorités à fermer le petit établissement carcéral vétuste au profit de la nouvelle prison, plus spacieuse, ouverte en 1836 au Pied-du-Courant.

La colline parlementaire à Montréal?

Projection 1839

Projection d’un aménagement de la ville en 1839 pour la section qui va aujourd’hui du fleuve Saint-Laurent au Champ-de-Mars avec au centre la place Jacques-Cartier.
Bibliothèque et Archives Canada. MIKAN 4126123.
À la désaffection de la vieille prison, le secteur au nord de la rue Notre-Dame et de la place Jacques-Cartier est brièvement convoité pour construire une cité parlementaire. C’est effectivement à la fin des années 1830 que s’amorcent les discussions pour regrouper au même endroit les édifices du Parlement canadien, de l’administration publique et des hautes instances judiciaires. Les besoins les plus criants se font sentir au sein de l’appareil de justice qui souffre d’un flagrant manque d’espace dans l’ancien palais de justice construit en 1803. Lorsque, en 1844, celui-ci brûle, les cours de justice sont forcées de siéger au Château Ramezay et dans l’ancienne prison. Cette dernière étant démolie en 1846, le terrain à l’ouest de l’actuelle place Vauquelin est fin prêt pour la construction d’un nouveau palais de justice.

Quand Montréal devient la capitale du Canada, entre 1844 et 1849, la construction du parlement canadien est également envisagée sur le terrain de l’actuel hôtel de ville de Montréal. Néanmoins, selon les plans projetés pour le palais de justice, l’espace devient limité et amène l’abandon du projet. Il faut dire que la construction d’un nouveau parlement ne pressait pas alors. Les parlementaires disposaient d’un bail de 12 ans au marché Sainte-Anne, alors siège du gouvernement du Canada-Uni. Si Montréal perd son statut de capitale avec l’incendie du 25 avril 1849, il reste néanmoins un centre économique et administratif d’importance.

L’administration municipale choisit finalement le site du Jardin du gouvernement, laissé vacant après le projet avorté de la construction du parlement, pour y construire l’hôtel de ville de style Second Empire entre 1872 et 1878. Incendié en 1922, l’hôtel de ville est reconstruit suivant les préceptes de l’architecture Beaux-Arts française.

Quant au projet du palais de justice, à l’ouest de l’hôtel de ville, il se concrétise entre 1851 et 1857 sous la gouverne des architectes Henri-Maurice Perrault et John Ostell. Ces derniers affrontent bien des difficultés lors de la construction de l’édifice palladien, notamment la « présence constante des membres du barreau [qui les] dérange grandement dans [leurs] travaux. »

Toujours plus grand

Vieux palais de justice de Montréal

Photo ancienne d'un palais de justice à partir de la rue Notre-Dame avec des calèches et des hommes en avant-plan.
BAnQ numérique. Albums Massicotte. Notice 0002731760.
Mais, rapidement après l’inauguration, les caves mal ventilées et le manque d’espace suscitent les plaintes des juristes. Il faut savoir qu’à cause de l’augmentation rapide de la population, le nombre de causes entendues devant les tribunaux passe de 2200 en 1851 à 11 000 en 1893. De quoi causer bien du va-et-vient dans les corridors et les salles d’audience du vieux palais de justice.

À la fin des années 1880, des plans d’agrandissement sont commandés dans un premier temps au fils d’Henri-Maurice Perrault, Maurice Perrault, qui constate l’ampleur du défi et des coûts de l’entreprise, la structure initiale n’étant pas en mesure de supporter un étage supplémentaire et une coupole. En renforçant les fondations et en réaménageant l’intérieur, l’architecte Alphonse Raza réussit finalement le coup de maître : il dote l’édifice d’un immense dôme qui abrite la bibliothèque du barreau, tout en restant en harmonie avec l’architecture d’origine.

Située à l’ouest du palais de justice, l’église presbytérienne St. Gabriel’s (1792) est ensuite démolie pour construire l’annexe du palais de justice entre 1903 et 1905. Mais, malgré ces agrandissements majeurs, l’espace semble toujours manquer aux juristes, ce qui amène l’aménagement d’une nouvelle annexe juste en face du vieux palais.

L’édifice Ernest-Cormier, rue Notre-Dame Est

Édifice Ernest-Cormier

Photo de la façade de l'édifice
Photo de Mikl1303, flickr (CC BY-SA 2.0) https://flic.kr/p/bzY17S
De tous les bâtiments construits dans ce secteur, l’édifice Ernest-Cormier se distingue par son architecture monumentale et confirme l’habileté de son concepteur. Édifié entre 1922 et 1926, il est la première grande réalisation de l’architecte Ernest Cormier.

Malgré les nombreux agrandissements, l’appareil judiciaire reste à l’étroit au vieux palais de justice. Très vulnérable au feu, celui-ci est un bien piètre gardien des précieuses archives judiciaires. Le 11 mars 1915, un incendie d’origine électrique cause 100 000 dollars de dommages dans la section ouest. Cet évènement incite les autorités à presser le pas pour construire une nouvelle annexe au vieux palais de justice où les archives et la bibliothèque du barreau seront protégées.

Maintes tergiversations s’en suivent. Le barreau refuse de prime abord que les cours de justice soient séparées de la bibliothèque. Il suggère de démolir le vieux palais pour en construire un plus spacieux, allant de la rue Saint-Gabriel à Gosford; un plan ambitieux qui est rejeté par le gouvernement. Avec la promesse de relier le vieux palais par un tunnel souterrain à sa nouvelle annexe, située de l’autre côté de la rue, le quadrilatère au sud de Notre-Dame est finalement sélectionné par le ministère des Travaux publics pour la construction d’un nouveau palais de justice.

La spéculation allant bon train, quelque 660 000 dollars sont nécessaires pour exproprier les demeures situées entre les rues Notre-Dame, Saint-Vincent, Sainte-Thérèse et Saint-Gabriel. Datant de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, les maisons sont démolies entre 1920 et 1922 pour commencer les travaux, évalués à trois millions de dollars. Le gouvernement exige que les excavations soient faites sans moyens mécaniques pour favoriser l’embauche de travailleurs canadiens. De jours comme de nuits, quelque 250 travailleurs se relayent pour creuser les fondations, ce qui se révèle être un véritable défi pour l’entrepreneur à cause du dénivelé entre les rues Notre-Dame et Sainte-Thérèse et du sol instable de glaise bleue.

Une architecture expressive

Rue Notre-Dame 1969

Photo noir et blanc montrant la rue Notre-Dame et l’édifice Ernest-Cormier
Archives de la Ville de Montréal. VM94-A0646-004.
Travaillant avec Louis A. Amos et Charles J. Saxe, le jeune architecte Ernest Cormier choisit pour la nouvelle annexe un style classique à la nord-américaine, à mi-chemin entre les styles Beaux-Arts et Art déco, qui se marie à merveille avec l’architecture du vieux palais. Comme au Lincoln Memorial (construit de 1914 à 1922) de Washington, de sévères colonnes doriques s’élèvent pour garder le portique monumental. Avec les mots « FRUSTRA LEGIS AUXILIUM QUAERIT QUI IN LEGEM COMMITTIT », la frise rappelle que « celui qui viole la loi recherche en vain son secours ». En effet, ce sont les affaires criminelles qui sont principalement entendues dans les nouvelles salles d’audience dès l’ouverture en 1926. La bibliothèque ainsi qu’une partie des archives y sont aussi installées. Le gouvernement provincial y a également des bureaux et services.

En 1972, les deux palais de justice se vident pour déménager leurs activités du côté du nouveau palais de justice s’élevant au 1, rue Notre-Dame. Le vieux palais de justice de 1856 est cédé à la Ville de Montréal. Le Comité des Jeux olympiques de 1976 puis ses services financiers y ont leurs bureaux. Le vieux palais est ensuite renommé à l’honneur de Lucien Saulnier, fondateur du parti civique avec Jean Drapeau, conseiller municipal et administrateur chevronné.

Quant à l’édifice construit par Ernest Cormier, il accueille les Archives nationales du Québec (1974-1987) et le Conservatoire de musique du Québec (1975-2001). Mais comme les salles d’entreposage n’offrent pas des conditions de conservation adéquates et que les salles d’audience n’ont guère la même acoustique qu’une chambre de concert, l’édifice reprend une vocation juridique en 2004 en accueillant la Cour d’appel, après d’importantes rénovations.

Si vous passez devant l’édifice de la Cour d’appel, ne vous laissez pas intimider par sa façade. Il est possible de visiter l’intérieur, notamment la salle des pas perdus au décor et aux proportions admirables. Prenez aussi le temps d’observer les portes massives à l’entrée, avec leurs panneaux de bronze sculpté illustrant des allégories du droit romain antique. À l’exception notable du vieux palais et de la Banque de Montréal sise sur la place d’Armes, rares sont les bâtiments du Vieux-Montréal aussi représentatifs du style gréco-romain. Peu après le décès d’Ernest Cormier en 1980, le gouvernement du Québec rend hommage à ce grand architecte en nommant l’édifice en son honneur.

Cet article est paru dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans Le Journal de Montréal du 13 décembre 2015. Le texte a été revu et augmenté pour la publication dans Mémoires des Montréalais.

Un architecte méconnu, Ernest Cormier

Ernest Cormier

Ernest Cormier dans les années 1930
Archives du Centre Canadien d’Architecture de Montréal. Fonds Ernest Cormier, CCA ARCH252686.

« Cormier est à l’architecture ce que Riopelle est à la peinture », rappelle Jean-Claude Marsan, professeur émérite à la faculté d’aménagement de l’Université de Montréal. Né en 1885, Ernest est le fils du médecin Isaïe Cormier et de Malvina Généreux. Très tôt, Ernest développe des aptitudes en dessin. Formé en ingénierie à l’École polytechnique et en architecture aux Beaux-Arts à Paris, Cormier acquiert une maîtrise complète de son métier, de la conception architecturale au design intérieur, dans un style classique très épuré. Il rentre d’Europe en 1918, année malheureuse où son épouse décède de la grippe espagnole. Le jeune veuf se plonge dans le travail, dessinant des écoles et des églises au Québec, mais aussi des projets à l’international dans son atelier de la rue Saint-Urbain, fréquenté par les intellectuels et les artistes de l’époque. Sa demeure de la rue des Pins, la tour de l’Université de Montréal, la Cour suprême à Ottawa et les portes d’entrée de l’ONU à New York sont quelques-unes de ses grandes réalisations.

L’hôtel de ville déménage dans l’édifice Lucien-Saulnier en 2019

C’est dans l’ancien palais de justice (1803-1844), à l’emplacement même où se trouve aujourd’hui l’édifice Lucien-Saulnier, que Jacques Viger fut nommé maire de Montréal lors du premier conseil de l’histoire de la métropole le 5 juin 1833. Ayant quitté l’hôtel de ville pour cause de rénovation en 2019, les conseillers siègent de nouveau au même endroit, arpentant les corridors voutés et les anciennes salles d’audience réaménagées.

Si cet exil d’une durée de trois ans peut sembler long, il faut se rappeler que le conseil municipal a été longtemps sans domicile fixe, siégeant entre 1833 et 1878 dans plusieurs lieux du Vieux-Montréal. Le plus mémorable fut sans doute la maison de l’aqueduc Hayes, où une fissure du réservoir d’eau au deuxième étage a bien failli noyer les conseillers municipaux un soir de réunion. En 1852, l’administration montréalaise s’installe au second étage du marché Bonsecours jusqu’à l’inauguration de l’hôtel de ville en 1878.

La fermeture de l’hôtel de ville jusqu’à 2022 permet des travaux majeurs : la révision des équipements, des systèmes d’électromécaniques, de protection incendie, de sécurité; la restauration patrimoniale; l’aménagement de nouveaux espaces citoyens. Accueillant le conseil de ville et plusieurs services municipaux jusqu’à la fin des rénovations, l’édifice patrimonial Lucien-Saulnier est ouvert à tous les Montréalais et Montréalaises, notamment pour des visites guidées gratuites durant la saison estivale.

Références bibliographiques

« Édifice Ernest-Cormier », Répertoire du patrimoine culturel du Québec, ministère de la Culture et des Communications.
http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consult...

Le patrimoine bâti judiciaire de Montréal : travaux du colloque tenu le 17 mai 2017 à Montréal, sous la direction de la Fondation Lafontaine-Cormier, Montréal, édition Yvon Blais, 158 p.

PATRIMOINE MONTRÉAL. Site de la cité administrative, Arrondissement de Ville-Marie, Énoncé d’intérêt patrimonial, Ville de Montréal, 1er juin 2015.
https://www.realisonsmtl.ca/1073/documents/2478/download

ROY, Alain. Le « vieux » palais de justice de Montréal, témoin d’un projet de capitale, 1838-1850, conférence présentée au barreau de Montréal, 2017.
https://www.barreaudemontreal.qc.ca/sites/default/files/royalain_2017051...