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Le restaurant Au lutin qui bouffe, de l’insolite au drame

27 janvier 2020
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Dans les années 1930 naît le renommé restaurant Au lutin qui bouffe. Pendant plus de trois décennies, la qualité de sa cuisine et sa grande originalité en font un lieu phare des nuits montréalaises.

Au lutin qui bouffe 1934

Photo en noir et blanc montrant le restaurant Au lutin et un duplex adjacent au restaurant.
Archives de la Ville de Montréal. VM94-Z74-1.
Situé au 753, rue Saint-Grégoire, le renommé restaurant français Au lutin qui bouffe accueille des convives pendant plus de 30 ans dans une atmosphère des plus joyeuses. Nourrir au biberon un cochon, voilà l’une des excentricités de l’établissement! Ces porcelets devenus adultes sont-ils mangés? L’histoire ne le dit pas, mais les côtelettes de porc à la sauce aux pommes indiquées au menu semblent être un bon indice.

Jeune cuisinier ambitieux, Joseph McAbbie (orthographié McAbbee dans les journaux anglophones) hérite de la maison familiale en 1932, où ses parents, Onésime McAbbie et son épouse Zéphirine Christin, dite St-Amour, avaient tenu une épicerie.

Modifiant la demeure de ses parents, Joseph McAbbie y ajoute dans un premier temps des murs de stucco agrémentés de faux colombages et une tourelle carrée, visible sur la photographie des Archives de la Ville de Montréal de 1934, imitant le style d’un chalet ou d’une maison de la Normandie. Une serre prend place à l’arrière, comme on peut le voir sur une autre photographie.

Des mascottes à la queue en tire-bouchon

Au lutin qui bouffe

Carte postale montrant le restaurant Au lutin qui bouffe après les travaux du milieu des années 1940.
BAnQ Québec. Collection Magella Bureau. P547,S1,SS1,SSS1,D2-39.
Nommé d’abord Au lutin, le restaurant est officiellement baptisé Au lutin qui bouffe en 1938. Deux ou trois porcelets âgés d’entre trois jours et un mois font déjà office de mascottes. Dans les débuts, ils se promènent librement dans la salle à manger, à la grande surprise des clients qui découvrent parfois, sous la table, un porcelet à la recherche de restants de nourriture. Mais après la guerre, les petits cochons n’ont plus autant de liberté. La raison en demeure inconnue. Les porcelets sont alors entrainés à rester bien tranquilles sur une petite table roulante, sur laquelle ils font le tour du restaurant, attendant patiemment d’être nourris au biberon.

Au milieu des années 1940, le duplex voisin (visible sur la photographie de 1934) est démoli pour laisser place à une deuxième tourelle, donnant au restaurant l’aspect d’un petit manoir rustique. Suivant les plans de l’architecte Charles Grenier, la superficie du restaurant triple, occupant une bonne partie du quadrilatère formé par les rues Saint-Hubert, Resther et Saint-Grégoire et la voie ferrée. Si la façade agrandie donne toujours sur la rue Saint-Grégoire, une station-service garde son emplacement sur le flanc est, du côté de Saint-Hubert. Également élargies, les cuisines longent la rue Resther.

Digne d’un restaurant de Montmartre!

Au lutin qui bouffe

Trois femmes et deux hommes sont attablés dans un restaurant. La femme de gauche donne le biberon à un porcelet à l’avant-plan. À l’arrière-plan, on voit d’autres clients attablés.
Collection du Centre d’histoire de Montréal. Don de Leon S. Warmski.
À l’intérieur, la spacieuse salle à manger peut accueillir plus d’une centaine de clients. S’agençant avec les poutres apparentes et le plafond bas, le mobilier de la salle à manger est composé de lourdes chaises en bois et de tables recouvertes de nappes à carreaux. Plusieurs reproductions de paysages champêtres ornent les murs immaculés. Au centre, un grand foyer de pierre réchauffe l’atmosphère. Le tapis épais étouffe le pas vif des serveurs.

Dans les années 1940, Montréal est connue partout en Amérique du Nord pour l’excellence de sa cuisine française. Le menu du Lutin qui bouffe ne fait pas exception : soupe à l’oignon au gratin en entrée, cuisses de grenouilles à la provençale, huîtres à la casserole, ris de veau à la financière, homard thermidor en guise de plat principal, suivis du fromage et de la crêpe parisienne. La cuisine à la française attire une clientèle d’ici et d’ailleurs. À son passage à Montréal en 1942, Antoine de Saint-Exupéry ne manque pas l’occasion d’aller manger au fameux restaurant. Incapables de prononcer le nom de l’établissement, mais friands de cuisine française et de souvenirs cocasses impliquant un porcelet, les Américains se contentent de demander au chauffeur de taxi de les amener « to the restaurant with the little pig ». Dans ce restaurant français au décor rustique, où les chanteurs d’opérette divertissent la compagnie, « on [se] croirait volontiers en plein Montmartre! », résume bien le journaliste du Bulletin des Agriculteurs, Jean Robitaille.

Grand amateur d’art, Joseph McAbbie expose de nombreux tableaux dans son restaurant ainsi que dans une galerie d’œuvres d’art installée dans son établissement. Il engage de jeunes artistes en devenir, comme le peintre Paul Vanier Beaulieu, comme garçons de table. Ces derniers cherchent souvent à gagner un peu d’argent pour s’envoler en Europe pour étudier. Après son décès soudain en 1953, McAbbie laisse en héritage une fondation venant en aide aux jeunes artistes de l’École des beaux-arts, intégrée à l’UQAM en 1969. L’obtention d’une des bourses de la fondation étant un insigne honneur, « rares sont les étudiants [du module d’art plastique] qui ignorent le nom de Joseph McAbbie », peut-on lire dans le journal de l’UQAM en 1990.

Meurtre au Lutin qui bouffe!

Le chef cuisinier Joseph McAbbie connaît une fin dramatique à l’âge de 59 ans. Après la fermeture, le 18 janvier 1953, le patron qui habite à l’étage reçoit l’appel d’un de ses clients dont l’épouse a oublié son sac dans les toilettes du restaurant. Sans se méfier, le propriétaire ouvre la porte à des voleurs, quatre hommes et une femme. Tenant McAbbie en joue, les malfrats menacent de le tuer s’il ne leur livre pas le contenu du coffre-fort, censé contenir 10 000 $. Après une empoignade, le restaurateur est sérieusement blessé par balle à la tête. Les voleurs s’enfuient avec une somme bien moindre que prévu, quelque 3500 $ : 2000 $ proviennent du coffre-fort, 1000 $ du tiroir-caisse et d’une bague orné d’un diamant, selon les sources du Montreal Gazette. Agonisant sur son lit d’hôpital, McAbbie réussit à décrire ses assaillants aux policiers avant de succomber à ses blessures le 21 janvier 1953.

L’escouade des homicides de la Sûreté de Montréal menée par l’habile Henry Bond lance immédiatement l’enquête. Soupçonnée d’être l’instigatrice du vol, une serveuse du restaurant, Gertrude Servant, est interrogée. Suspectant son petit ami, Gerald Patrick McKuhen, surnommé Gerry, un voleur bien connu des autorités, d’avoir mené l’opération, l’escouade met le père du présumé meurtrier sous écoute. La patience des enquêteurs porte fruit. Après 18 mois d’attente, Gerry KcKuhen appelle finalement son père. L’appel en provenance du Texas étant localisé, trois policiers de l’escouade des homicides de Montréal en mission aux États-Unis arrêtent le jeune homme à Austin à la fin juin 1954. Il y avait refait sa vie sous un nouveau nom, Patrick Ramesay, et était fraîchement marié à une jeune veuve de 24 ans ayant un enfant de son précédent mariage. Celle-ci avait donné naissance à un deuxième enfant, fruit de sa relation avec McKuhen-Ramesay. L’épouse accompagne son mari alors qu’il attend son procès à Montréal. Mise au fait de son passé criminel, elle découvre notamment qu’il était déjà marié et qu’il vivait des amours adultères avec Gertrude Servant.

Presque au moment où McKuhen est ramené par les autorités à Montréal, l’indomptable Gertrude Servant fait parler d’elle. Escaladant un mur de 10 pieds de hauteur, la jolie rousse s’évade de la prison des femmes de la rue Fullum le 20 juillet 1954, en compagnie de Georgette Tremblay, une prisonnière de 200 livres à la stature imposante. « Avoir eu plus d’argent, vous ne m’auriez jamais retrouvée! », s’exclame Gertrude Servant lors de son arrestation dans un chalet des Laurentides où elle s’était réfugiée avec Georgette Tremblay peu de temps après son évasion.

L’escouade ayant fourni ses empreintes digitales aux autorités américaines, le complice de McKuhen, Jonathan Dawn, est coincé en Californie par le FBI. Après interrogatoire, le frère de Gertrude, Léo Servant, et Roy Colligan sont arrêtés. Le procès débute le 15 octobre 1955 pour le meurtre de Joseph McAbbie. Après un long procès bilingue, Gerry McKuhen, Léo Servant et Roy Colligan sont condamnés à la prison à vie, Gertrude Servant à 10 ans de pénitencier et Roy Colligan à 5 ans d’emprisonnement; la collaboration de ce dernier avec les autorités semble lui valoir une sentence moins sévère. Hautement médiatisée, l’affaire marque la décennie 1950.

La fin d’un grand restaurant

Au lutin qui bouffe - galerie d'art

La galerie d’œuvres d’art installée dans le restaurant Au lutin qui bouffe.
BAnQ Rosemont-La Petite-Patrie. CP 036410.
En 1950, le restaurant Au lutin qui bouffe est une affaire prospère, estimée selon certains à quelque 500 000 $. Après le décès tragique de Joseph McAbbie, l’établissement est acheté par l’influent homme d’affaire Jean-Louis Lévesque, qui devient aussi propriétaire en 1957 de l’hippodrome Blue Bonnet. Voulant réinventer le restaurant, les acquéreurs qui se succèdent par la suite cherchent de nouveaux moyens pour attirer la clientèle. Les artistes lyriques Colette Boky, Yvon Coutu, David Elliot Serkim, entre autres, se produisent sur une petite scène aménagée dans la salle à manger. Comme au cabaret La Cigale, les convives du Lutin qui bouffe prennent un verre ou un repas, bercés par la musique de Carmen, de La Traviata ou de La Bohème. Pas étonnant que l’on y croise le maire Jean Drapeau, grand passionné d’opéra!

La galerie d’art accueille des expositions d’œuvres telles que 50 aspects de Montréal par 32 artistes du Québec. Mais, malgré les efforts, le charme de l’établissement semble s’étioler. En 1971, le Chicago Tribune parle du Lutin qui bouffe comme d’un restaurant pour touristes « overpriced ». Lors de l’incendie qui rasa le restaurant en septembre 1972, tous s’en sortirent indemnes, y compris les deux porcelets mascottes. Aujourd’hui, un concessionnaire d’automobiles occupe l’emplacement de ce restaurant unique qui a laissé bien des souvenirs cocasses et mémorables.

Cet article est paru dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans Le Journal de Montréal du 11 décembre 2016. Il a été revu et augmenté pour sa parution dans Mémoires des Montréalais.

« N’oubliez pas votre photographie avec Porcinet! »

Passant de table en table, le photographe Jean-Paul Cuerrier (1917-1998) persuade les clients attendris par le porcelet de lui donner le biberon, le temps d’un cliché. Certains clients en profitent même pour tirer sa queue en tire-bouchon ou l’une de ses oreilles. S’imaginent-ils jouer avec Porcinet, personnage créé en 1926 par Alan Alexander Milne, père de l’univers de Winnie l’ourson? Souvenir unique de leur soirée, l’épreuve développée les attend à la sortie moyennant quelques dollars. Lors des bonnes soirées, le photographe peut prendre jusqu’à 250 photographies! Des milliers de clichés souvenirs résultent des 35 années de carrière de Jean-Paul Cuerrier. De quoi surprendre les enfants et petits-enfants lorsqu’ils feuillètent l’album de famille des années plus tard!

Après avoir trouvé une telle photographie du Lutin qui bouffe par hasard dans les affaires de sa mère, Michel Campeau a publié un appel à tous dans le journal pour trouver des clichés semblables. Deux cents Montréalais lui ont envoyé la photographie de leurs aïeuls lors d’une soirée mémorable au Lutin qui bouffe, ce qui lui a permis de publier un amusant album en 2011. Néanmoins, ce ne sont pas tous les clients qui souhaitaient rapporter leur photographie. La petite histoire dit que des milliers de clichés non réclamés par leur propriétaire ont brûlé dans le brasier qui mit fin au restaurant en 1972.

Références bibliographiques

ARSENAULT, Roxanne. Les commerces kitsch exotiques au Québec, reconnaissance et sauvegarde d’un nouveau patrimoine, Mémoire (M.A.), UQAM, 2011, 204 p.

BÉLANGER, Jules. J.-Louis Lévesque: la montée d’un Gaspésien aux sommets des affaires, Saint-Laurent, Fides, 1996, 310 p.

BUR, Justin, et autres. Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal, Montréal, Écosociété, 2017, 488 p.

CAMPEAU, Michel, et Erik KESSELS. In Almost Every Picture # 10, Amsterdam, KesselsKramer Publishing, 2011, 144 p.

GRENIER, Charles. Architecture, Bâtiment, Construction, Montréal, juillet 1948, p. 35.

WEINTRAUB, William. City Unique: Montreal Days And Nights In The 1940s And ’50s, Montréal, Robin Brass Studio, 2010, 352 p.

Le bulletin des agriculteurs, vol. XLIV, no 12, décembre 1948, p. 42.

« Le donateur McAbbie, un restaurateur friand d’art », L’UQAM, vol. XVI, no 8, 15 janvier 1990, p. 8.