À l’ombre des grands magasins de la rue Sainte-Catherine se pressent une masse d’acheteurs aux bras chargés d’emplettes et une foule d’enfants immobiles, le regard fixé au centre de la rue, certains perchés sur les épaules de leur père, un grand sourire au visage. À leur tour, ils l’aperçoivent de loin : tout de rouge vêtu, une barbe blanche et une montagne de cadeaux chargée dans son traineau... Le voilà enfin! Petits et grands sont réunis en ce samedi de novembre 1970 pour cette occasion spéciale : l’arrivée du père Noël chez Eaton.
Lancé en 1905 à Toronto et à Winnipeg, le défilé de Noël d’Eaton débarque finalement à Montréal en 1925. La parade ne compte, à l’origine, que le père Noël, mais au fil des ans, on y ajoute de nombreux chars et personnages. Pas moins de 11 000 enfants y jouent ainsi les figurants, et leurs costumes sont faits sur mesure par le personnel d’Eaton. Les enfants reçoivent d’ailleurs une petite compensation en plus des biscuits et du chocolat chaud distribués au cours du défilé. En 1936, Eaton innove encore en offrant aux enfants une balade en train miniature à travers un monde imaginaire situé à l’étage des jouets. C’est le premier du genre au Québec. Dans les années 1950, le défilé entre dans tous les foyers québécois grâce à la magie de la télévision, et la compagnie alloue un budget de 70 000 $ annuellement pour la réalisation de l’événement. En 1969, le contexte politique mouvementé ainsi qu’une attaque à la bombe du FLQ au magasin, le mois précédent, poussent les dirigeants d’Eaton à annuler le défilé. Les Montréalais peuvent toutefois se réjouir puisque depuis 1995 un regroupement de gens d’affaires, Destination Centre-ville, fait revivre la parade du père Noël chaque année dans les rues du centre-ville.
Saint Nicolas contre père Noël
Au tournant du XX
e siècle, pour de nombreux Montréalais, Noël est encore synonyme de fête religieuse. Parents et amis se retrouvent à l’église pour assister à la messe de minuit et célébrer la naissance du Christ. Les grandes festivités ont plutôt lieu quelques jours plus tard à l’occasion du jour de l’An autour d’un bon repas et de modestes étrennes. Ce n’est qu’à partir de la Première Guerre mondiale que de nouvelles traditions remplacent les anciennes. Introduit par la maison Coca-Cola dans les années 1930, un sympathique et joufflu barbu appelé père Noël renvoie saint Nicolas aux oubliettes de l’histoire, et les petits sapins de Noël autrefois déposés sur la table font place aux grands arbres richement décorés la veille de Noël. Soldats de plomb, camions, poupées et toupies sont dorénavant déposés sous le sapin à la place des traditionnels bonbons et oranges. Le baby-boom et la prospérité d’après-guerre confirment la popularité de la fête. Bien que ce Noël commercialisé ait quelque peu perdu son aspect religieux, cette fête demeure encore aujourd’hui une occasion pour les Montréalais de se réunir et de célébrer en famille ou entre amis.
Au royaume de la consommation
Le défilé du père Noël s’arrête enfin devant le magasin Eaton à Montréal, à l’angle des rues University et Sainte-Catherine. À l’occasion de Noël, les vitrines des grands magasins du centre-ville se sont garnies de leurs plus belles décorations pour séduire les clients. Fondée par Timothy Eaton en Ontario en 1869, la compagnie transforme le monde des grands magasins en affichant des prix fixes, en imposant le paiement comptant et en instaurant un système de remboursement si le client n’est pas satisfait du produit. En 1925, la compagnie s’installe ainsi à Montréal dans l’ancien magasin Goodwin. Sous la supervision de messieurs Ross et Macdonald, le magasin est rénové pour offrir le meilleur aux clients : grandes allées, éclairage abondant, ascenseurs, etc. En 1931, on inaugure également au neuvième étage de l’édifice un magnifique restaurant de style Art déco, l’Île-de-France, conçu par l’architecte Jacques Carlu. À la fin des années 1960, Eaton emploie 5000 personnes et plus de 30 000 clients franchissent ses portes chaque jour, sans compter les ventes effectuées par catalogue. L’ouverture des grands centres commerciaux et le développement des banlieues auront toutefois raison de la chaîne de magasins Eaton qui ferme ses portes en 1999.
Cet article a été rédigé par Maryse Bédard. Il est paru dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans le Journal de Montréal le 21 décembre 2014 et dans le livre Promenades historiques à Montréal, sous la direction de Jean-François Leclerc, les Éditions du Journal, 2016, 240 pages.