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Le 1er août 1834 : jour de l’Émancipation

31 juillet 2018
Johanne BéliveauJohanne Béliveau
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Le 1er août 1834, dans le port de Montréal, on célèbre la mise en vigueur de la Loi de l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques. On trinque à la santé de l’Empire!

Port 1830 - Sproule

Aquarelle du port en 1830
Archives de la Ville de Montréal. BM7,C52,97497008.
On prie, on rit, on boit! Le 1er août 1834, dans le port de Montréal, un groupe d’Afro-Montréalais, ardents défenseurs de la cause abolitionniste, célèbre l’entrée en vigueur de la Loi de l’abolition de l’esclavage. Répartis à travers les colonies britanniques, 800 000 esclaves sont touchés par cette nouvelle législation, dont une cinquantaine en Amérique du Nord.

Ce petit nombre pourrait laisser croire que l’esclavage a été un phénomène isolé dans l’histoire canadienne. Malheureusement non. Environ 4000 personnes, Premières Nations et Noirs, sont réduites à l’asservissement entre les débuts de la Nouvelle-France et l’adoption de la loi de 1834. Reste que l’économie de cette colonie du Nord n’a jamais dépendu de la traite humaine. Aussi, le mouvement abolitionniste y est puissant dès le XVIIIe siècle. Résultat : peu de gens y sont encore esclaves dans les années 1830. Il n’en demeure pas moins que cette nouvelle législation représente une victoire importante pour les défenseurs de la cause. Parmi eux, plusieurs Afro-Montréalais se démarquent.

Les Afros-Montréalais du début du XIXe siècle

Serveur noir sur le bateau à vapeur «British America »

Serveur noir debout tenant une assiette dans une main et une bouteille sous le bras
Bibliothèque et Archives Canada. Acc. No. R9266-282 Peter Winkworth Collection of Canadiana
Comme l’explique l’historien Franck Mackey, la population noire montréalaise du milieu du XIXe apparait diversifiée et éparpillée à travers la ville. Originaires des Antilles, des États-Unis, des îles britanniques, ou d’ailleurs, la plupart de ces Noirs sont anglophones, certains sont francophones. De ceux-ci, on compte quelques propriétaires fonciers. Mais la plupart des Noirs occupent des emplois variés, souvent précaires. Certains sont, par exemple, allumeurs de réverbères, travailleurs agricoles ou dans la traite des fourrures. D’autres sont serveurs, cuisiniers ou cireurs de chaussures dans les hôtels ou sur les bateaux à vapeur qui sillonnent le fleuve.

Même si leur nombre demeure limité (environ une centaine en 1840), leur implication dans la cité est indéniable, particulièrement pour les causes abolitionniste et antiraciste. Alexander Grant fait partie des figures marquantes de cette époque. Arrivé de New York en 1830, il tente de faire sa place comme entrepreneur et acteur politique.

Pour en finir avec l’esclavage

1833_marcheesclaves_bac_1981-42-42.jpg

Aquarelle montrant un marché d'esclaves : un homme blanc vend une famille noire, ils sont sur une table et à leur gauche se trouvent des hommes blancs
Bibliothèque et Archives Canada. no d'acc 1981-42-42 .
Une douzaine de « frères de couleurs » se réunissent chez Grant le 23 juillet 1833. C’est pour discuter d’un projet de loi sur l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques alors débattu au Parlement de Londres. Au bas d’une série de résolutions soutenant le projet, Grant, Abdella, Banks, Broome et les autres apposent leur signature. Très souvent un X. Ils s’empressent habilement de transmettre aux médias le résultat de cette action concertée. Ils font, ni plus ni moins, une sortie publique sur la question de l’esclavage. Leur voix fait écho dans les journaux montréalais. The Vindicator, qui comme le Montreal Gazette publie le communiqué, salue l’esprit civique de ses « concitoyens de couleur ». Votée le 28 août 1833, la loi britannique prend effet l’année suivante.

Bien évidemment, ce n’est pas la prise de position de quelques abolitionnistes qui fait bouger le Parlement britannique. D’autres facteurs expliquent l’adoption de cette loi, dont la résistance des Africains asservis, les menaces de révolte et une concurrence mondiale accrue qui fragilisent un système économique basé sur l’exploitation humaine.

Célébrons la victoire

Marché Sainte-Anne vers 1839

Gravure représentant le marché Ste-Anne
Tiré de : Hochelaga Depicta or the History and Present State of the Island and City of Montreal, de Newton Bosworth, Toronto.
Le 1er août 1834, jour de la mise en vigueur de la Loi de l’abolition de l’esclavage, les navires du port de Montréal hissent fièrement leurs couleurs. Des « fils d’Afrique de notre ville », comme les appelle le Montreal Gazette (2 août 1834), se retrouvent pour célébrer. À la place D’Youville, dans la salle publique au-dessus du marché Sainte-Anne, la fête débute par une prière dirigée par John Pattron, un fabricant de chaussures montréalais. Alexander Grant prend ensuite la parole pour exprimer sa gratitude envers la Grande-Bretagne. Au passage, il égratigne les voisins du Sud, selon l’article du Montreal Gazette du 19 août 1834 : « […] America will then stand alone, the champion of those principles wich will receive the curse, the contempt, and the detestation of the civilized world; for slavery and the trade in human blood are violations of the laws of God and the rights of man. » [« […] championne de ces principes qui seront maudits, méprisés et détestés par le monde civilisé, l’Amérique se trouvera alors isolée, car l’esclavage et le commerce du sang humain violent les lois de Dieu et les droits de l’homme. »] On lève son verre en l’honneur de l’Empire : « […] the true land of the brave and the home of the free », [« […] le véritable pays du courage et la patrie de la liberté »] en référence au célèbre poème américain. Les réjouissances se terminent par un diner festif au Saint-George Inn de Richard Owston près des quais.

La face cachée de l’émancipation

L’adoption de la Loi de l’abolition de l’esclavage est sans contredit une victoire, mais la bataille est loin d’être gagnée. Cette nouvelle législation comporte des contraintes difficiles à digérer pour les abolitionnistes. Les esclaves âgés de plus de six ans doivent demeurer apprentis pour encore quatre à six années. C’est seulement après cette période qu’ils seront libres. Des indemnisations sont versées aux propriétaires, mais aucune somme n’est attribuée aux personnes exploitées…

Même libérés, les Noirs sont toujours les victimes d’un racisme ambiant et persistant. À Montréal, Alexander Grant continue ses sorties publiques pour dénoncer les injustices et les incohérences du système britannique. En mai 1834, dans une lettre parue dans The Vindicator, il remarque que les Noirs ne bénéficient pas de tous les droits et privilèges des citoyens britanniques : « […] such as serving on Juries &c. but wich, from some unexplained cause, have not been extended to us. » [« […] certains tels que, notamment, siéger dans un jury, ne [leur] ont pas été accordés, pour des raisons inexpliquées. »]

Le jour de l’Émancipation à Montréal et au Canada

Montréal, avec ses abolitionnistes actifs, est l’une des premières villes canadiennes où l’on souligne le jour de l’Émancipation, à la date même de la mise en vigueur de la Loi de l’abolition de l’esclavage. Cette dernière entraine la venue de nombreux Afro-Américains fuyant les États-Unis. Certains se joignent au rang des militants montréalais qui continuent leurs activités. Au XIXe siècle, le jour de l’Émancipation, souligné tous les premiers du mois d’août, est l’occasion de célébrer leur liberté et de dénoncer publiquement le racisme. Ces fêtes rassemblent tous les sympathisants à la cause, quelle que soit leur couleur, et se déroulent souvent au Young Men’s Christian Association (YMCA) de Montréal.

Le jour de l’Émancipation est souligné à travers les villes canadiennes par des centaines voire des milliers de personnes. Prières, défilés, marches militaires, festins et discours : la commémoration prend des formes variées et se poursuit au XXe siècle. Au début des années 2000 à Montréal, la Universal Negro Improvement Association (UNIA) cherche à garder cette mémoire vivante en organisant un événement spécial pour le jour de l’Émancipation, tel que le rapporte l’article « A Celebration of Freedom » du Montreal Gazette du 1er août 2009.

Alexander Grant

Arrivé à Montréal à 29 ans, Alexander Grant profite de la vitalité commerciale de cette ville portuaire pour se tailler une place comme entrepreneur. « Économie et élégance » promet fièrement Grant « from New York » [« de New York »] aux clients potentiels de son service de buanderie (en 1830). C’est probablement la première annonce faite par un Noir dans un journal de Montréal, remarque l’historien Frank Mackey. Grant, qui sera aussi perruquier et coiffeur, établit son commerce dans la rue Saint-Paul, près de la rue Saint-Pierre. Ces affaires semblent bien rouler puisqu’ils engagent plusieurs employées et apprentis, souvent de jeunes hommes blancs bilingues.

Ses activités comme militant et entrepreneur sont brusquement interrompues en 1838. Lors d’un « accident déplorable » à cheval, l’activiste perd la vie. Dans l’article de L’Ami du peuple, du 22 août 1838, on ajoute : « M. Grant était un homme de couleur, mais respectable et de très bonne conduite. » Ce « mais » maladroit au cœur de l’éloge de Grant révèle le type de préjugés dont les Montréalaises et Montréalais noirs pouvaient être l’objet. Le parcours de Grant nous rappelle l’histoire, trop souvent méconnue, des Afro-Montréalais venus s’établir dans la ville au XIXe siècle et le courage dont elles et ils ont dû faire preuve pour, malgré le racisme, s’y tailler une place.

Références bibliographiques

BESSIÈRES, Arnaud. La contribution des Noirs au Québec : quatre siècles d’une histoire partagée, Les publications du Québec, Québec, 2012, 173 p.

HENRY, Natasha L. Emancipation Day, Celebrating Freedom in Canada, Natural Heritage Books, Toronto, 2010, 282 p.

HENRY, Natasha L. « Abolition de l’esclavage, loi de 1833 », [En ligne], Encyclopédie canadienne, 29 janvier 2015.
http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/abolition-de-lesclavage-...

The Vindicator, mai 1834, extrait tiré de MACKEY, Frank. « Messing with Dragons ». Dans Black Then: Blacks and Montreal, 1780s-1880s, chapitre 18, Montréal, McGill-Queens University Press, 2004, p. 89-106.

L’Ami du peuple, 22 août 1838, BAnQ, cité par MACKEY, Frank. « Messing with Dragons ». Dans Black Then: Blacks and Montreal, 1780s-1880s, chapitre 18, Montréal, McGill-Queens University Press, 2004, p. 104-105.

MACKEY, Frank. L’esclavage et les Noirs à Montréal, 1760-1840, Montréal, Hurtubise, 2013, 672 p.