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Histoire du taxi à Montréal : les marqueurs symboliques

10 octobre 2024

Dossier

Temps de lecture

Des moments symboliques ont marqué l’histoire du taxi à Montréal. Ils permettent de comprendre les transformations de cette industrie et illustrent l’évolution du métier de chauffeur.

« Pour les gens de l’industrie du taxi qui travaillent dans la métropole, pris entre les moments d’espoir et les moments d’abattement, c’est, depuis plus de cent ans, le jour de la marmotte. » ― Jean-Philippe Warren, Histoire du taxi à Montréal

Taxi - permis conducteur 1952

Permis de conducteur émis par la Ville de Montréal à Armand Bergeron, valide jusqu’au 30 avril 1952. On y trouve le numéro de permis, l’adresse du détenteur et sa photo.
MEM – Centre des mémoires montréalaises

L’histoire du taxi repose en grande partie sur l’émission de permis autorisant les travailleurs autonomes de l’industrie du taxi à exploiter leur véhicule comme gagne-pain. Ce métier est structuré par des stratégies d’affaires visant à réguler l’environnement du chauffeur qu’il soit propriétaire (détenteur de plus d’un permis ou d’un seul pour lui-même), chauffeur à temps plein, occasionnel ou à temps partiel. Depuis le commencement, ces travailleurs doivent réagir aux fluctuations des règles émises par les compagnies ou le gouvernement, souvent hors de leur contrôle : augmentation ou limite du nombre de permis émis (quotas), perte ou hausse de leur valeur, tentative de monopole, concurrence, réglementations, déréglementations, charges administratives, etc.

Arrivée du taxi à Montréal

Taxi - station Imperial

Photo montrant une station d’essence où il y a plusieurs voitures de taxe. On peut lire le mot Imperial sur le toit surplombant les pompes à essence. À l’arrière-plan, des maisons de trois ou quatre étages.
MEM – Centre des mémoires montréalaises
Le premier permis d’exploitation d’un « autotaxi » à Montréal est délivré à la compagnie torontoise Bernu Motors and Taxicab Ltd en 1909, mais celle-ci n’a pas la réelle intention de s’installer. C’est en 1910 qu’arrivent véritablement les premiers taxis, ceux de la compagnie Canadian Auto-Taxi. Dès 1915, on en compte une centaine en service avec autant de chauffeurs-entrepreneurs qui se livrent une lutte acharnée pour s’assurer une clientèle fidèle.

Inspirés par les célèbres yellow cabs (« taxis jaunes ») que John D. Hertz a lancés à Chicago en 1907, les frères Bramson fondent la Bramson’s Auto-Service à Montréal autour de 1915. Ils adoptent le taximètre de la Yellow Cab Company de Chicago en 1921, avant d’importer son modèle de franchises indépendantes en 1925. L’entreprise devient alors publiquement la Yellow Cab Company de Montréal, communément appelée « Taxis jaunes ». Le parc grimpe alors à 275 automobiles, en faisant la plus importante de la métropole et la cinquième en Amérique. Leurs voitures sont reconnues pour leurs services de prestige, leur apparence élégante, leur confort et leur sécurité. En 1926, l’entreprise fusionne avec sa principale rivale, Kennedy Taxi, pour devenir la Consolidated Cab. Dès lors, la nouvelle entité contrôle la moitié des permis d’exploitation de l’industrie du taxi montréalais. Malgré cela, elle n’arrive pas à gérer sa croissance rapide et est incapable de rivaliser avec les autres petites compagnies pour conserver ses droits d’exclusivité. Elle déclare faillite en 1927.

Une organisation alternative se distingue cependant dans le paysage urbain pour concurrencer les frères Bramson : l’association de services Diamond est fondée en 1922 en tant que coopérative, partant du constat qu’elle n’est pas obligée de posséder l’exclusivité d’un parc de taxis et de le gérer pour affronter son compétiteur. L’originalité du modèle d’affaires de cette nouvelle entité va même à l’encontre de la norme monopolistique établie jusque-là. Elle décide plutôt d’agir comme un courtier de services pour les chauffeurs. Elle offre aux 70 membres propriétaires indépendants, ayant fait front commun contre les frères Bramson, des services similaires à ceux fournis par ces derniers (centre de répartition d’appels téléphoniques, postes d’attente dans la ville, campagnes publicitaires) en retour d’une cotisation mensuelle.

Pendant les années qui suivent la création de Diamond, le nombre de permis augmente et atteint soudainement 3000 en 1929. À cause de cette forte concurrence, les chauffeurs de taxi doivent travailler de nombreuses heures pour survivre. D’autres, n’étant pas en mesure de payer leur permis, font faillite au moment du krach boursier qui survient la même année. À la fin de la crise économique, il ne reste plus que 1500 permis de taxis à Montréal, puis ils dégringolent à 800 en 1931.

Grève du taxi

Taxi - Manifestation 1936

Photo en noir et blanc montrant une foule d’hommes manifestant sur une grande place remplie de voitures. Quelques-uns tiennent des pancartes avec des messages simples comme : “À bas le trust Diamond”, “Président 250 $”, “Chauffeur 6 $”.
BAnQ, Fonds La Presse, P833,S3,D607.
La prospérité rapide de l’entreprise transforme plutôt ses nobles intentions de mutualisation en société de capitaux détenue par un groupe restreint d’actionnaires. Ces derniers sont unis par la volonté d’élargir leurs tentacules en mettant la main sur le plus grand nombre de postes d’attente dans la ville. Le pouvoir de Diamond s’accentue avec la faveur des autorités municipales, tout comme ses tentatives de monopole. Espérant l’exclusivité que lui promet le maire Camillien Houde dans l’industrie du taxi en 1934, ce qu’elle n’obtiendra jamais, Diamond, qui s’appelle désormais Taxi Ltd, se réorganise : nouveau conseil de direction, refus d’admettre certains propriétaires, augmentation des cotisations. En réaction se forme un front commun de petits propriétaires et de chauffeurs de Diamond qui déclenchent une grève en août 1936. Ils forment l’association Lasalle, une coopérative de taxis de plus de 350 voitures. En dépit de cette nouvelle structure, leur sort ne s’améliore pas. Les deux compagnies se disputent la même clientèle qui se fait rare et subissent des frais d’exploitation toujours aussi étouffants. Taxi Lasalle se privatise en 1958.

Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale réduit le nombre de taxis et fait passer l’industrie sous le contrôle du gouvernement fédéral. Pendant ce temps, les chauffeurs font de bonnes affaires, mais les clients se plaignent d’un manque de voitures. À la fin de la guerre, des permis sont octroyés aux soldats qui reviennent du front, ils créent la compagnie Vétérans qui dure 65 ans. La Ville décide de ne plus imposer de quotas de permis, ce qui provoque un nouveau cycle d’instabilité et la dégradation des conditions de travail des chauffeurs. Comme les hommes désertent le métier, des femmes font leurs débuts au volant des taxis durant les années 1950 et créent l’émoi.

Émeute de Murray Hill

Taxi - 31 octobre 1968

Photocopie d’une page de journal portant le titre « Les chauffeurs de taxi frappent. Champ de bataille ». On y voit trois photos, une grande et deux petites, et huit lignes de texte. Sur la grande photo des hommes poussent le côté d’un autobus.
Archives de la Ville de Montréal, VM166-1-1-D3649.
Le Québec des années 1960 est synonyme d’éveil et de contestation par rapport à ce qui conduit au sentiment d’inégalité économique que ressentent les francophones et les travailleurs québécois. L’industrie du taxi, dont les membres se sentent exploités, n’est pas en reste. Elle revendique de meilleures conditions de travail et tente à plusieurs reprises, entre 1957 et 1967, mais sans succès, de constituer un syndicat des travailleurs du taxi à Montréal. Il n’existe pas de groupement qui protège les chauffeurs, 75 % d’entre eux n’ont pas les moyens de s’assurer pour la protection contre les collisions. Les chauffeurs s’appauvrissent. À l’instar d’autres factions de groupes socioprofessionnels québécois, cette prise de conscience amène les plus enclins au militantisme radical à créer le Mouvement de libération du taxi (MLT) en 1968.

Ils veulent exprimer leur colère avec plus de mordant pour se faire entendre auprès des autorités municipales et contester le statu quo. Ainsi, les chauffeurs prennent la compagnie Murray Hill pour cible, car elle « symbolise tout ce qui semble aller mal dans la société québécoise ». Des manifestations éclatent contre le monopole lucratif des services de limousines et d’autobus nolisés que la compagnie détient et exploite entre la ville et l’aéroport Dorval (actuel aéroport international Montréal-Trudeau). Le 7 octobre 1969, c’est la « nuit de la terreur : les chauffeurs saccagent le garage de Murray Hill et pillent le centre-ville ».

Selon Jean-Philippe Warren, entre les années 1970 et 1990, « la composition ethnique de la population des chauffeurs montréalais bascule complètement ». Plus de la moitié provient des minorités ethniques ou racisées. Arrivés au tournant des années 1980, les Québécois d’origine haïtienne intégrant l’industrie du taxi sont particulièrement stigmatisés en raison de leur couleur de peau. Ils font face à de grands défis. Il faut dire que, depuis la guerre, les chauffeurs de taxi sont habités par la crainte qu’on leur vole leur emploi. La période de récession qui sévit dans les années 1980 accroît ce stress. La société prend conscience de l’ampleur du phénomène, car les chauffeurs noirs se mobilisent pour casser les préjugés à leur endroit. Les associations de taxis favorisent enfin leur intégration vers 1992.

Professionnalisation du métier

Taxi - Boul. Saint-Laurent, années 1950

Photographie en noir et blanc. Une station-service Esso occupe le coin sud-est de l'intersection. En arrière-plan, on peut voir les enseignes d'un garage GMC et du Café Democ. Un tramway de la ligne 77 et un taxi remontent le boulevard.
Archives de la Ville de Montréal, VM098-Y-01-D05-P059.
Une professionnalisation du métier marque les années 1980. L’industrie du taxi se structure pour améliorer la qualité des services. La répartition des appels assistée par ordinateur est introduite en 1981. En 1983, la Communauté urbaine de Montréal met en place des formations obligatoires pour obtenir ou renouveler les permis. La même année apparaît le Pocket ou permis de travail qui doit être affiché dans le véhicule, tout comme les obligations, les règles et la tarification en vigueur. En 1985, le gouvernement supervise un plan de rachat des permis excédentaires financés par les chauffeurs eux-mêmes. Premier organisme de réglementation de l’industrie du taxi, le Bureau du taxi de Montréal ouvre en 1987. En 2014, il devient une organisation paramunicipale relevant directement d’un conseil d’administration et ajoute le développement à son mandat. Il ferme en 2022, le gouvernement provincial assume dorénavant ses responsabilités.

Un des plus importants catalyseurs de changement dans l’histoire de l’industrie du taxi au XXIe siècle est l’émergence d’Uber. Au moment où l’industrie du taxi accède à une forme d’équilibre du marché entre l’offre et la demande (quotas de permis), tout vole en éclat avec l’entrée massive d’UberX en 2014. Le choc a l’effet d’un tsunami. Le Syndicat des Métallos, qui défend les intérêts des chauffeurs et des propriétaires de taxis depuis la fin des années 1980, multiplie les représentations auprès du gouvernement du Québec, alléguant que ce service de covoiturage illégal affecte ses revenus et baisse la valeur des permis. Le gouvernement est d’abord enclin à protéger l’industrie du taxi, mais la bataille s’étire et il fait volte-face. Il impose la Loi 17 abolissant le système de permis pour les chauffeurs de taxi, mais encadrant désormais toutes les compagnies numériques comme Uber. En 2019, l’industrie intente un recours collectif contre le gouvernement pour avoir dépossédé les titulaires de leur permis. En 2024, la Cour supérieure statue sur la perte financière encourue par l’industrie et impose à Québec de verser plus de 143 millions de dollars aux propriétaires de taxi.

BERGERON, Johane. « Taxi! Témoins de la cité! », Projet d’exposition sur les chauffeurs de taxi, Rapport de stage, projet de recherche-action, Mémoire (M.A. en muséologie), Université du Québec à Montréal, août 2017, 119 p.

FAVREAU, François-Alexis. « Perte de valeur des permis de taxis : Québec devra verser plus de 143 millions $ », Radio-Canada Info, 21 juin 2024. 

PILON-LAROSE, Hugo. « Québec encadre les taxis et les nouveaux joueurs comme Uber », La Presse, mis à jour le 20 mars 2019. 

LA PRESSE CANADIENNE. « Québec condamné à payer plus de 144 millions aux chauffeurs de taxi », Le Devoir, 21 juin 2024.

SCHOETERS, Jean. « Manifestation des chauffeurs de taxi contre Murray Hill en 1969 », Montréal Taxi Blog, 15 juillet 2009. 

SCHOETERS, Jean. « Racisme dans l’industrie du taxi à Montréal », Montréal Taxi Blog, 17 avril 2013. 

WARREN, Jean-Philippe. Histoire du taxi à Montréal. Des taxis jaunes à UberX, Les Éditions du Boréal, 2020, 432 p.

NOAKES, Taylor C. « Le 7 octobre rouge », L’Encyclopédie canadienne, 11 février 2022. 

« Contre Uber et le transport illégal. Mémoires, représentations et recours juridiques  », Syndicat des Métallos

« Mouvement de libération du taxi – 1968/1972 », Archives Révolutionnaires. Diffuser les archives et les récits militants. Construire les luttes actuelles, mis à jour le 30 août 2024.

« Organe vital de la métropole : les taxis de Montréal ont 108 ans d’histoire! », Taxi Le Journal, Bureau du taxi de Montréal, hiver 2016, volume 23, no 4, p. 18.