Sa vie durant, Gábor Boros a recherché ses racines dans sa Hongrie natale tout en s’ancrant dans son pays d’accueil. Car, même parfaitement intégré, il est impossible de nier d’où l’on vient.
Gábor Boros
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Gábor Boros - maison natale
Sa mère décide alors de quitter le pays. Sans même avertir son mari, elle s’engage dans l’exode avec ses trois enfants. Après trois jours de marche et de transport dans des wagons à bestiaux, ils atteignent la frontière autrichienne, un périple qui, d’après Gábor, l’a « marqué pour la vie ». Bien accueillis par la Croix-Rouge, ils sont dirigés vers un camp de réfugiés. Le père de Gábor ayant rejoint les siens, les parents décident d’immigrer au Canada. De Vienne, ils se rendent au Havre, en France, où ils embarquent pour traverser l’Atlantique. Les 10 jours passés sur le paquebot italien Ascania laissent un bon souvenir à Gábor : « Mon frère et moi courions partout. On s’est bien amusés sur les passerelles. » Tandis que ses parents avaient peur et que son père souffrait du mal de mer.
Un Nouveau Monde vierge
Gábor Boros - enfant
Gábor Boros - famille et amis
En 1959, Gábor et son frère retrouvent leurs parents, installés avec leur petite sœur dans le quartier Saint-Michel à Montréal. Puis ils déménagent dans Parc-Extension, « quartier très francophone et très grec », raconte monsieur Boros, où « tout était un champ. C’était le début de la construction de l’autoroute métropolitaine ». Les garçons sont inscrits à l’école Barthélemy-Vimont, en français. « Dans la classe, il y avait 35 élèves, 33 francophones, des Canadiens français, et 2 enfants immigrants, mon frère et moi. » Leur sœur, qui avait deux ans à son arrivée au Québec, est inscrite dans une école anglophone, comme les nombreux enfants d’origine grecque, et orthodoxes, du quartier. C’est avec eux, dans la rue, que Gábor apprend l’anglais.
Une grande partie des Hongrois de Montréal sont alors anglophones et leurs enfants vont à l’école anglophone. Les parents de Gábor Boros usent d’un anglais de base, mais n’apprennent jamais le français. Ils sont très proches de leur communauté, et c’est au sein d’elle qu’ils travaillent. Ils retrouvent leurs compatriotes dans les boutiques hongroises des voies Saint-Laurent et Prince-Arthur, principalement des boucheries-charcuteries et une librairie aujourd’hui disparue, mais aussi au Hungaria Social Club toujours en activité. Monsieur Boros se souvient qu’une très belle église en bois, fréquentée par la communauté hongroise, se trouvait sur le boulevard Saint-Laurent. Elle a été détruite par un incendie selon lui.
La culture hongroise du quotidien
Gábor Boros et son père
À l’adolescence, Gábor suit un cours classique en pension, parmi d’autres Québécois. À son retour à Montréal, alors qu’il est inscrit au cégep, les questions identitaires commencent à le tarauder et il change son prénom pour Gabriel. Quelques années plus tard, étudiant à l’université, il reprend contact avec des cousins hongrois pour aborder son questionnement sur sa langue maternelle. Puis il déniche des disques de musique traditionnelle hongroise. À partir de cette période, Gábor renoue progressivement avec son héritage culturel hongrois.
Toute sa vie, monsieur Boros garde et collecte des traces du passé. Les souvenirs de son enfance hongroise sont probablement constitutifs de sa personnalité, ils sont ses « premiers liens avec la nature ». Il a en effet passé les cinq premières années de sa vie dans son village natal de la plaine hongroise. Son grand-père paternel, agriculteur, y conduit un attelage de deux chevaux qui fascinent l’enfant. L’aïeul possède aussi un pigeonnier, où Gábor, émerveillé, instaure un jeu d’observation entre les volatiles et lui. De plus, la campagne environnante lui permet d’entendre « les bruits de la terre, les sons des animaux, […] des bruits qu’on n’entend plus ».
Retour aux sources
Gábor Boros - 3 jeunes femmes
Au Québec, monsieur Boros, enseigne le français, et la transmission de la langue lui apporte beaucoup de joie. Il fait le portrait de ses élèves mais aussi de néo-Montréalais, par exemple des immigrants turcs qui manifestent pour la régularisation de leur statut. Gábor Boros a la « volonté de photographier des gens moins scolarisés, qui portent un autre regard sur la vie que ceux de la ville ». Il s’intéresse également à certains quartiers de Montréal où il « cherch[e] le beau dans la laideur ». Son regard se pose sur « des endroits peu fréquentés, des parties de ruelles, des scènes de rues [pour] trouver des choses que les Montréalais avaient avant que tout se modernise ». Gábor établit un lien avec le passé des lieux, avec la marge.
Depuis quelques années, il affectionne la photographie de la nature et plus particulièrement celle des oiseaux. Cette activité lui demande de « comprendre la nature, d’être observateur», car « pour aimer la terre, il faut y entrer et sentir les bruits, [utiliser] les sens ». Grâce à de nombreux voyages motivés par cette passion, lointains ou pas, le photographe dresse en quelque sorte l’état actuel de l’environnement. Là encore, il s’agit de conserver des traces. Il aime particulièrement la Montérégie : elle lui offre des lieux d’observation ornithologique intéressants, tout en lui rappelant agréablement les paysages de la plaine hongroise. L’absence de relief, les marais préservés et les rivières le détendent.
Sentiment d’appartenance et identité
Gábor Boros - basketball
Pourtant, monsieur Boros affirme : « Chez mes parents, on était hongrois. » La famille parlait hongrois, cuisinait les plats du pays d’origine, magasinait dans des commerces hongrois, côtoyait des immigrants hongrois, etc. Il complète : « Je me sens plus hongrois, même si je suis très loin de mon pays, [et] je n’ai pas eu besoin de la communauté hongroise pour découvrir ce que j’ai découvert de mon pays natal, c’est-à-dire la littérature, la musique. » En effet, jeune adulte, il a voulu parfaire sa maîtrise de la langue hongroise et renouer avec son pays de naissance. Cependant, il assume pleinement, et avec humour, sa binationalité : « Écoutez mon accent. Chaque fois que je visite la parenté en Europe, surtout en France, ils disent : “Ah! Vous êtes le Canadien!” Je dis : “OK, je suis le Canadien!” »
Au fil des ans, monsieur Boros s’est construit une identité singulière : « J’ai toujours aimé avoir un monde personnel [grâce à] l’art, la littérature, la musique. » Il s’entoure ainsi de livres, de poteries anciennes, etc. Des objets autant hongrois que québécois, qui « ne sont pas sans âme, sans fond, sans cœur ». Mais c’est peut-être dans son rapport à la nature que son identité s’exprime à présent le plus fortement. « Maintenant, je suis plus en paix en pleine nature que dans ces quartiers [montréalais] où il y a beaucoup de monde. » Gábor y combine les plaisirs procurés par l’observation de la faune et de la flore, notamment dans les environs de Montréal, et par la recherche d’authenticité, comme il le faisait quand il photographiait les gens. « Quand on est en pleine nature, on se ressource. […] La nature est magnifique, c’est un don », ajoute-t-il. La protéger est donc devenu un enjeu majeur et préoccupant pour lui. Il voudrait que cette conscience de la nature soit transmise et, surtout, que la préservation de l’environnement devienne une réelle priorité pour la société.
Monsieur Boros poursuit en Montérégie l’observation des animaux et des paysages entamée dans la ferme familiale hongroise de son enfance. Il se plaît aujourd’hui à citer l’auteur Sylvain Tesson : « Et puis je suis moins intéressé par les hommes, y compris moi-même, que par ce qui est non humain, c’est-à-dire la géographie, les bêtes, les phénomènes climatiques et cosmiques. Tout cela m’enchante, et je sais mieux m’y ensevelir, m’y fondre, que dans les sociétés humaines. » Mais il tient tout de même à préciser que « cela ne veut pas dire [qu’il] n’aime pas les humains, mais [qu’on] devrait se réapproprier la nature d’une autre façon ».
Merci à la Société d’histoire nationale du Canada pour sa contribution financière pour le tournage et le montage de cette entrevue.
CAMUS, Albert. Le sang des Hongrois, discours prononcé le 15 mars 1957, Salle Wagram à Paris, au meeting organisé par le Comité de Solidarité antifasciste, à l’occasion de la fête nationale hongroise et publié dans Franc-Tireur du 18 mars 1957.
CASOAR, Phil et Eszter BALAZS. Les héros de Budapest, Paris, éditions Les Arènes, 2006, 252 p.
LESSING, Erich. Budapest 1956 : la révolution, Paris, éditions Biro, 2006, 249 p.
MÁRAI, Sándor. Lire ses œuvres publiées chez Albin Michel.
MÉTAYER, Guillaume. Budapest 1956 : la révolution vue par les écrivains hongrois, Paris, éditions du Félin, 2016, 273 p.
MINDSZENTY, Cardinal. Mémoires. Des prisons d’Hitler et de Staline… à l’exil, préface de Jean d’Ormesson, Paris, éditions La Table Ronde, 1974, 440 p.
Musique :
Les compositeurs Zoltán Kodály et Béla Bartók. M. Boros était l’invité de l’émission Musique en mémoire, à la radio de Radio-Canada, le samedi 1er novembre 1986. L’émission rendait hommage aux deux compositeurs hongrois : musique de la terre, musique de la vie. Il y présentait la musique hongroise des campagnes que Kodály et Bartók ont enregistré au début du XXe siècle.
Filmographie :
Une rue de miel et de lait. Réalisateur : Albert Kish. ONF, 1973, 28 min.
Le Tango de Satan (Sátántangó). Réalisateur : Béla Tarr. 1994, 450 min.
Le Cheval de Turin (A Torinói ló). Réalisateur : Béla Tarr. 2010, 146 min.
Mansfeld. Réalisateur : Andor Silágyi. Avec Péter Fancsikai et Maia Morgenstern. Film présenté au Canada lors du 50e anniversaire de la Révolution hongroise le 23 octobre 2006. (coproduction Canada-Hongrie). 118 min.
Freedom’s fury. Réalisation : Colin Keith Gray et Megan Raney Aarons. Production : Kristine Lacey, Quentin Tarantino and Andrew G. Vajna, 2006, 90 min.
« Le banc de Portneuf : un point de convergence », Nature sauvage, numéro 56, été 2022.
Collaboration photographique au Deuxième atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional, sous la direction de Michel Robert, Marie-Hélène Hachey, Denis Lepage et Andrew R. Couturier, Regroupement Québec Oiseaux, 2019.