La lourde organisation d’une exposition universelle est sous la responsabilité d’un commissaire général et de son adjoint. Or, la désignation des têtes dirigeantes d’Expo 67 fut une véritable saga.
Anyone who gets involved in World’s Fairs is likely to wind up in a sanatorium, this is normal. [Quiconque est impliqué dans une foire internationale est susceptible de finir dans un sanatorium, c’est la norme.] — HENRY STRUBE, président de l’Association de planification communautaire du Canada (The Gazette, 2 octobre 1963)
Résumé de l’article
Le commissaire général et son adjoint étaient les têtes dirigeantes de l’organisation de l’Exposition universelle de Montréal. Pour ce faire, ils devaient orienter et unir tous les intervenants dans un même esprit de réussite. La première difficulté fut donc de nommer des personnes capables de relever cet immense défi et de satisfaire trois paliers gouvernementaux, Montréal, Québec et Ottawa.
Le sénateur Mark Drouin et Jean Drapeau, maire de Montréal, furent d’abord pressentis. Mais ils ne voulaient pas renoncer à leurs premières fonctions, et n’avaient pas tous les soutiens politiques nécessaires. Après bien des incertitudes, le commissaire général, Paul Bienvenu, et le commissaire adjoint, Cecil F. Carsley, furent officiellement nommés en janvier 1963. Tous deux résidants de l’île de Montréal et bilingues, ils étaient de brillants industriels issus du secteur alimentaire.
Très vite, ces hommes d’affaires ne semblèrent pas à la hauteur de leur fonction. Paul Bienvenu, qui avouait ne pas savoir exactement quelles étaient ses responsabilités, restait convaincu que l’Exposition de Montréal serait une foire industrielle; il lui échappait qu’elle devait « représenter l’ensemble des réalisations scientifiques, artistiques et sociales de la société moderne ». De plus, à cause de son manque d’expérience en relations internationales, le recrutement des pays participants était très lent. On décida que Bienvenu n’aurait plus de représentations à faire à l’étranger, tout comme on lui avait retiré son pouvoir de dépenser à cause de son « manque de » gestion financière.
Le maire Drapeau, qui ne voulait pas de Bienvenu et Carsley à la tête de l’Exposition, fit tout pour les pousser à démissionner. En juillet 1963, alors que les travaux de remblayage n’étaient toujours pas commencés, Ottawa hésitait à valider l’acceptation du site. Après quelques manœuvres politiques, le maire obtint l’autorisation de débuter les travaux, sans impliquer, ni même informer, le commissaire général et son adjoint. Après cette humiliation, les deux dirigeants remirent leur démission, qui fut effective quelques semaines plus tard.
Les spéculations et les tractations reprirent donc pour désigner de nouveaux responsables. Cette fois-ci, le candidat du maire Drapeau, l’ambassadeur du Canada à Paris, Pierre Dupuy, accepta le poste, mais il posa des conditions. Expérimenté sur le plan des relations internationales et avisé, il exigea une grande indépendance. Après le désistement du commissaire adjoint choisi pour le seconder, Pierre Dupuy fit appel à Robert F. Shaw, homme d’affaires à l’excellente réputation. Il était reconnu pour sa capacité à compléter d’imposants chantiers de construction avant les délais et travaillait depuis des décennies pour le gouvernement canadien. Par la suite, Pierre Dupuy compléta son équipe et recruta notamment Édouard Fiset, architecte-urbaniste chevronné et efficace.
Au cours des mois suivants, des centaines d’autres travailleurs vinrent grossir cette incroyable équipe rassemblant autant de compétences que de détermination. C’est grâce à eux que l’Exposition universelle et internationale de Montréal ouvrit ses portes le 28 avril 1967 et connut un succès retentissant.
Article complet
Expo 67 - Pierre Dupuy (e000756918)
À la tête de toute grande manifestation internationale, se trouve évidemment un comité organisateur. Mais il faut aussi une figure emblématique qui donne le ton et dont la fonction première est de rallier les acteurs autour d’un même objectif : la réussite. Dans le cadre de la mise sur pied d’une exposition universelle, le commissaire général, accompagné de son adjoint, tient ce rôle. Pour l’Exposition de Montréal, cette réalité s’est révélée cauchemardesque; la saga du commissaire général a failli faire éclater à plusieurs reprises la cohésion nécessaire à la mise en œuvre de cet immense chantier; le premier commissaire général, Paul Bienvenu, fit presque échouer l’œuvre, le deuxième, Pierre Dupuy, lui donna toute sa gloire!
La loi constituant la Compagnie canadienne de l’Exposition universelle de 1967, adoptée en décembre 1962, prévoyait la formation d’un comité de direction de l’Exposition composé de 12 directeurs, dont 6 seraient nommés par le gouvernement fédéral et 6 autres par le gouvernement provincial. À la tête de l’organisme, un président ainsi qu’un vice-président étaient en fait le commissaire général et le commissaire adjoint. Mais qui choisir? Le premier ministre Diefenbaker a fait preuve dans ce dossier, comme dans bien d’autres d’ailleurs, d’une indécision remarquable, ce qui lui valut des critiques acerbes tout autant des journalistes que du monde des affaires. Sans un chef, la grande aventure qu’était la construction de l’Exposition ne pouvait débuter, et le temps pressait.
Pourtant ce n’était pas les candidats qui manquaient. Le premier en tête de liste était un personnage qui faisait une certaine unanimité et il avait, en quelque sorte, mérité qu’on lui accorde ce poste de prestige : le sénateur Mark Drouin. Après tout, c’est lui qui avait soutenu la candidature du Canada (et de Montréal) en 1958; de plus, il était originaire de Montréal et francophone bilingue. Le candidat idéal! Surtout qu’il a rapidement fait savoir qu’il était intéressé par ce poste. Il y avait cependant un hic : le candidat devait avoir l’aval des trois paliers gouvernementaux impliqués, Montréal, Québec et Ottawa. Pour ce qui était du fédéral, bien que Diefenbaker ne fût pas très enthousiasmé par cette candidature, il ne s’y opposait pas. Quant à Jean Drapeau, il reconnaissait les avantages que Mark Drouin pouvait apporter à l’organisation de l’Expo, surtout en ce qui concernait les relations diplomatiques. Mais le maire avait un candidat en tête depuis quelques mois et, sans s’opposer à la nomination du sénateur, il ne démontrait pas lui non plus un enthousiasme débordant. C’est Jean Lesage qui s’opposa directement à cette nomination, et cette décision était avant tout politique.
Rivalités politiques
Lors des élections provinciales de 1962, Mark Drouin, sénateur conservateur, s’était impliqué dans les élections auprès de l’Union nationale (qui était en fait le parti conservateur du Québec, sous un autre nom). Jean Lesage, premier ministre du Québec et chef du parti libéral, n’avait pas du tout apprécié qu’un sénateur se mêle de la politique provinciale et il mit donc son veto à sa nomination. De toute façon, Diefenbaker avait mis une condition à la nomination de Mark Drouin en le forçant à démissionner du Sénat s’il voulait le poste — condition inacceptable pour le sénateur. Mark Drouin décéda subitement quelques mois plus tard (en octobre 1963) et n’aurait donc pas pu exercer très longtemps ses fonctions de commissaire général…
Pendant ce temps, un autre candidat, Jean Drapeau, était mis de l’avant, autant par les journalistes que par des acteurs importants de Montréal. Parmi eux, Valmore Gratton, directeur de l’Office d’initiative économique de Montréal, vouait depuis plusieurs années une admiration sans bornes au maire et, bien qu’employé de la Ville, il s’activa sur le terrain afin de pousser la candidature de son maire. Mais Jean Drapeau voulait-il être commissaire général? Il n’a jamais répondu directement à cette question et laissa continuellement les journalistes dans le doute en demeurant évasif quant à sa position.
Il est vrai que le premier ministre Diefenbaker lui demanda s’il était intéressé par le poste; il est aussi vrai que Jean Lesage ne voyait aucun problème à ce que le maire soit nommé à la direction de l’Exposition. Mais la candidature du maire posait plusieurs problèmes. Le plus important demeurait la difficulté que Drapeau aurait eu à concilier les deux postes. Alors que le travail nécessaire pour mettre en place l’Expo était déjà énorme et que la ville connaissait une croissance sans précédent, « un seul homme pouvait-il occuper ces deux fonctions? », demandèrent à tour de rôle les journalistes. La réponse était unanime : non. Et pourtant, ce fut le maire de Bruxelles qui occupa ce poste pour l’Exposition de 1958; mais il est vrai que les structures municipales belges et québécoises sont très différentes.
Le dilemme de Jean Drapeau
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La candidature du maire posait un autre problème à Diefenbaker qui était obsédé par le fait que l’Expo 67 soit uniquement perçue comme « l’Exposition de Montréal » et non comme celle du Canada. Un double poste pour Jean Drapeau, commissaire général de l’Exposition et maire de Montréal, aurait renforcé, selon le premier ministre, cette perception d’une exposition essentiellement montréalaise, financée par l’argent du fédéral — une situation totalement inacceptable pour lui et pour une bonne partie du Canada anglophone. Malgré tout cela, jamais le maire ne fit de déclaration pour dire s’il voulait ou non ce poste, et jamais Valmore Gratton ne baissa les bras, il continua la cabale en faveur de Jean Drapeau (ce qui lui coûta très cher).
D’autres noms circulaient dans les journaux, mais aucun ne semblait faire l’unanimité : Lucien Saulnier (président du comité exécutif de Montréal), Valmore Gratton, John Fisher (premier secrétaire de John Diefenbaker), Pierre Dupuy (ambassadeur du Canada à Paris, qui refusa), Léon Balcer (ministre du Transport), Marcel Faribault (président du Trust général du Canada), Raymond Dupuis (ancien président de Dupuis Frères), Jean-Louis Lévesque (président du Crédit interprovincial) ainsi que René Paré (président de la Société des artisans et du Conseil d’orientation économique du Québec). En fait, seuls les noms de ceux qui furent nommés étaient absents des suppositions journalistiques!
Nomination des commissaires
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« À ce moment, je reçus un coup de téléphone du maire Drapeau qui était, je le crois, encore plus furieux que moi. Il trouvait la nomination d’un ridicule achevé. Il n’avait rien contre Paul Bienvenu, mais se demandait pourquoi on ne l’avait pas consulté au préalable. II considérait la conduite du premier ministre comme grossière, humiliante et dénuée de bon sens. Je fus obligé d’admettre qu’il avait raison. Paul Bienvenu, ajouta le maire, s’était mis les pieds dans les plats en informant les journaux du message qu’il avait reçu de McCutcheon. La réaction générale en avait été une de surprise et de colère. Les journalistes étaient unanimes à dire que l’Exposition serait dominée, non pas par les Canadiens français, mais par une marionnette du capitalisme anglo-saxon. L’accusation ne tenait pas debout, mais je savais que cette première impression du public ne s’effacerait jamais. Je savais aussi que, par sa faute, Bienvenu s’était préparé de graves ennuis. Le nouveau commissaire général fut l’homme le plus surpris du monde quand les journaux se mirent à l’attaquer, avant même que la nouvelle de sa nomination ne soit officielle. »
Paul Bienvenu était un industriel reconnu, qui avait connu de très bons succès avec ses entreprises, notamment les produits alimentaires Catelli ainsi que les soupes Habitant. Son adjoint, Cecil F. Carsley, provenait aussi du secteur alimentaire et dirigeait, entre autres, la compagnie des vinaigres Lyons. Les deux hommes, tous deux résidants de l’île de Montréal, étaient reconnus pour leurs compétences ainsi que pour leur implication dans la société montréalaise (Paul Bienvenu siégeait alors au comité d’administration de la future Place des Arts); l’un était francophone et l’autre anglophone, tous deux bilingues. Évidemment, les deux hommes étaient aussi des membres influents du Parti conservateur, le parti du premier ministre.
Un fidèle allié écarté
Valmore Gratton, fidèle à son maire, dénonça ces nominations lors d’une conférence, en spécifiant que « Jean Drapeau a[vait] été victime d’une petite vengeance politique ». M. Gratton a également déclaré au journal La Presse que le commissaire général de l’Exposition avait été nommé « par les conseillers torontois de M. Diefenbaker, dont le sénateur McCutcheon ». Mais, en faisant cette déclaration, il outrepassait ses fonctions à la Ville comme directeur et il ne laissait aucun autre choix au comité exécutif de la Ville que de l’écarter complètement du dossier de l’Exposition. En même temps, la Ville venait de s’aliéner un partenaire important pour le succès de l’Expo.
Dès le lendemain, les journalistes mettaient en doute le bien-fondé de ces nominations, particulièrement celle de Paul Bienvenu. On l’accusa d’être francophone de naissance, mais de culture anglophone, particulièrement en ce qui concernait ses relations professionnelles, et d’être donc à la solde des financiers de Toronto. De plus, on reprochait à Diefenbaker d’avoir choisi un homme trop âgé (65 ans, Pierre Dupuy avait 67 ans lors de sa nomination quelques mois plus tard…) et malade. Pierre Sévigny mentionne en effet dans son livre : « Par contre, j’avais des réserves à faire sur le choix de Bienvenu. Cet homme d’affaires distingué avait subi deux crises cardiaques et ne s’était pas encore remis de sa dernière maladie. Il me semblait que la tâche écrasante de commissaire général devait être réservée à un homme en pleine possession de ses moyens. »
Et les deux hommes, surtout Paul Bienvenu, allaient fortement regretter leur implication au sein de la Compagnie canadienne de l’Exposition universelle de 1967. En fait, dès le départ, il était indéniable qu’ils n’étaient pas les bons candidats, non pas pour les raisons évoquées par le maire ou les journaux, mais parce que les responsables politiques de l’Exposition (mis à part Jean Drapeau) pensaient toujours que l’Exposition de Montréal serait une foire industrielle. Paul Bienvenu lui-même en était convaincu et, lors de sa première conférence de presse, il dit : « Je promets de faire de cette foire la plus grande foire qu’on aura jamais vue. » Ce qui rendit, encore une fois, le maire furieux. C’est le journaliste Jean-Pierre Fournier du Devoir qui fit un rappel à l’ordre à Paul Bienvenu : « Il convient de préciser qu’en dépit du terme utilisé par le commissaire général […] ce ne sera pas, à proprement parler une ‟foire” car elle dépassera largement le simple étalage et la vente de marchandises par un groupe de commerçants. En principe, si elle se conforme au thème qu’on lui a choisi, ‟Terre des Hommes”, et aux règlements du Bureau International des Expositions, elle devrait représenter l’ensemble des réalisations scientifiques, artistiques et sociales de la société moderne et porter le nom d’exposition. »
Le mépris de Jean Drapeau
On a souvent donné comme justification de la démission des deux premiers commissaires le fait qu’ils n’étaient pas d’accord avec le choix du site. Rien n’est plus faux. Il est vrai que le commissaire général préférait de loin le site de Pointe-Saint-Charles, mais les raisons de son départ furent tout autres. L’attitude méprisante de Jean Drapeau à leur égard en est la principale raison — attitude méprisante malheureusement renforcée par les multiples erreurs commises et les difficultés rencontrées par les commissaires dans l’exercice de leur mandat. Le maire ne voulait pas de ces personnages à la tête de l’Exposition et il fit tout ce qu’il put pour les forcer à démissionner. Ce qui ne l’empêcha pas de faire leur éloge lors d’une conférence de presse en janvier 1963 : « Je me réjouis, avec vous tous, du choix qu’ont fait les gouvernements du Canada et du Québec; non seulement à cause de la personnalité des titulaires, mais aussi à cause de l’heureux symbolisme que comporte leur désignation. »
Dès les premiers jours, le maire s’assura de limiter la visibilité des deux dirigeants. Lors de la conférence de presse présentant les deux commissaires aux journalistes, tenue à l’hôtel de ville le 18 janvier 1963, on n’accorda que deux minutes aux deux hommes d’affaires, alors que la rencontre dura plus d’une heure. On en profita pour signer l’entente tripartite constituant la Compagnie canadienne de l’Exposition. Le maire, Pierre Sévigny et Gérard D. Lévesque, les ministres responsables de l’Exposition, firent tous de longs discours alors que les deux nouveaux commissaires assistaient comme des visiteurs à la conférence de presse qui leur était dédiée. Et Paul Bienvenu ne s’aida pas non plus. À une question posée par un journaliste sur ce que seraient ses principales responsabilités, Bienvenu répliqua : « Je me pose la même question que vous […] » Et il ajouta : « Comme président de la corporation constituée en rapport avec la foire, je compte aborder mon travail dans un esprit d’affaires. Je veux oublier tous les petits à-côtés politiques qui pourraient s’y glisser. »
Quelques semaines plus tard, alors que le commissaire général présentait une conférence devant la Chambre de commerce des jeunes, il lança cet avertissement : « Je l’ai dit, je le répète et je le répèterai encore souvent, si nous ne remportons pas un succès complet, on ne blâmera pas seulement le commissaire général et ses collaborateurs, mais tous les Canadiens français ». Et il lança un SOS : « Nous vous invitons à nous présenter des mémoires remplis de suggestions pratiques; vos suggestions, n’en doutez pas un seul instant, seront étudiées très sérieusement, nous en tiendrons compte après les avoir accueillies avec reconnaissance. » Ce qui fit dire au journaliste Paul Rochon de Montréal-Matin : « En somme, si nous avons bien compris, M. Paul Bienvenu a crié ‟Au secours!” pendant près de 45 minutes, hier soir. » Or Jean Drapeau déteste la faiblesse chez les gens.
Une légitimité contestée
Malgré toute la bonne volonté de Bienvenu et le fait que ni lui ni le commissaire adjoint n’étaient rémunérés pour leurs fonctions, il devint évident que ceux-ci n’étaient pas les bonnes personnes pour cette mission (notons que Cecil Carsley fut beaucoup moins contesté). Il faut dire que les relations avec le maire étaient plutôt tendues. Un journaliste du Petit Journal rapporta un incident survenu entre le commissaire et le maire, lors de la présentation au Bureau International des Expositions (BIE) du rapport d’étape d’Expo 67 : « La goutte qui aurait fait déborder le vase est une longue et violente dispute survenue à Paris, dans les salons de l’ambassade du Canada, entre le maire et le commissaire général, au cours d’une réception en l’honneur des délégués de l’Expo et des membres du Bureau International des Expositions. Devant les proportions que prenait la querelle verbale, le président du Bureau international serait intervenu, d’abord pour éloigner des témoins indiscrets, ensuite pour calmer les deux antagonistes, littéralement hors d’eux-mêmes. »
Il faut aussi tenir compte du fait que le commissaire et son adjoint n’ont pas accepté d’être mis devant le fait accompli lorsque Jean Drapeau et Lucien Saulnier (président du comité exécutif de Montréal) ont annoncé que le choix du site était arrêté et qu’Expo 67 se tiendrait sur des îles au centre du fleuve Saint-Laurent. En effet, alors que le comité chargé de trouver un site approprié pour l’Exposition étudiait toujours les dossiers de certains sites, Jean Drapeau se contenta d’avertir les commissaires ainsi que les membres du comité de direction de la Compagnie canadienne de l’Exposition que la Ville de Montréal avait choisi son site et que ce choix ne devait être ni contesté ni approuvé par les membres de la Société.
Jean Drapeau avait, techniquement du moins, raison. C’est la Ville qui devait fournir le site à la Compagnie, et ce, à ses frais. Le dernier mot revenait donc à la Ville, bien que l’acceptation finale du site dût passer par l’approbation des trois partenaires financiers (et politiques). C’est le premier ministre Diefenbaker qui approuva le site, d’ailleurs lui non plus ne consulta pas officiellement la Compagnie. Les commissaires furent insultés par cet état de choses, et Bienvenu ne pardonna pas à Jean Drapeau de l’avoir traité de cette façon, avec un certain mépris pour son rôle au sein de la Compagnie. Il est vrai que les représentants de la Ville auraient pu procéder de façon plus respectueuse dans ce dossier.
Manque d’expérience en relations internationales
Une des difficultés que rencontrait Paul Bienvenu était le recrutement des pays participants. Alors que les pourparlers allaient relativement bien avec plusieurs corporations afin de s’assurer de leur participation à l’Exposition, les gouvernements étrangers ne semblaient pas démontrer un enthousiasme débordant… Et ceci s’explique facilement par le manque d’expérience en relations internationales du commissaire général ou de son adjoint.
Bien que secondé dans ses efforts par des employés du ministère des Affaires internationales canadien, Bienvenu n’était pas du tout à l’aise dans ce milieu. À tel point que les directeurs de la Compagnie décidèrent qu’il n’aurait plus de représentations à faire à l’étranger, car on avait décidé de lui adjoindre un ambassadeur qui remplirait spécifiquement ce rôle. On venait de réduire de façon importante (et inacceptable selon les règles du BIE) ses pouvoirs. Surtout que, quelques semaines auparavant, considérant que la gestion financière (ou plutôt le « manque de » gestion financière) du commissaire entrainait des déboursés trop importants (325 000 dollars en quelques mois), on lui retira son pouvoir de dépenser pour le transférer à un comité auquel il ne siégeait pas.
Mais ce qui a réellement forcé la démission de Paul Bienvenu et Cecil Carsley, ce sont les évènements de juillet 1963. Les travaux de remblayage du site de l’Expo n’étaient toujours pas commencés et tout le monde, y compris le maire évidemment, s’impatientait. Il est vrai que les délais étaient très courts et que le projet du maire de construire le site sur le Saint-Laurent était pratiquement suicidaire. Mais Ottawa hésitait à prendre la décision finale pour l’acceptation du site. Toutes les études hydrauliques étaient terminées et, pour l’ensemble, elles ne prévoyaient pas de problème relié à la construction et à l’agrandissement des îles. Sauf sur un point : l’estacade. À cause des dangers d’inondations dus à l’accumulation des glaces dans le port de Montréal et à la débâcle printanière, il fallait absolument construire un ouvrage de retenue des glaces dans le bassin de La Prairie. Et les négociations sur le financement de cet ouvrage n’allaient pas bien.
Convocation à Ottawa refusée
Le 3 juillet, le ministre Deschatelets convoqua à Ottawa les représentants des trois paliers de gouvernement, les commissaires de l’Expo ainsi que certains ingénieurs des ministères impliqués dans le dossier. Drapeau et Saulnier expédièrent alors un télégramme au ministre mentionnant que cette rencontre était inutile, que le gouvernement fédéral avait toutes les études nécessaires pour autoriser le début des travaux. Bref, on refusait de se rendre à cette rencontre, prévue pour le samedi 6 juillet. À Ottawa et Toronto, on cria alors au chantage de la part du maire.
Après quelques conversations téléphoniques entre le ministre et le maire, celui-ci décida de se rendre à Ottawa avec quelques conseillers pour rencontrer les personnes impliquées dans le dossier — eux seuls, sans les commissaires ni les représentants de Québec. Bref, après des négociations intenses, mais rapides, le dossier du financement de l’estacade fut réglé et le maire eut finalement l’autorisation de débuter les travaux. Bienvenu apprit tout cela par les journaux alors que la rencontre du samedi était annulée. L’humiliation était totale, et les deux commissaires remirent leur lettre de démission au premier ministre Pearson le jour même; démission que le premier ministre refusa, en demandant aux deux dirigeants de ne pas rendre publique leur intention.
Quelques semaines plus tard, à la suite de la cérémonie du début des travaux de remblayage des îles, Bienvenu et Carsley remirent de nouveau leur démission. Le commissaire général quitta immédiatement son poste, mais son adjoint demeura en poste, à la demande du premier ministre, jusqu’à ce que soit nommé le nouveau commissaire. Cette démission ne surprit pas Jean Drapeau, et il admit, lors d’une entrevue à la télévision torontoise, qu’il en était très satisfait. La tête dirigeante de la Compagnie canadienne de l’Exposition venait d’être décapitée alors que s’amorçaient les travaux de construction du site.
Un « commissaire inepte »
C’est Claude Ryan, dans un éditorial du Devoir, qui résuma le mieux la situation : « J’avoue que, membre du Conseil de l’Expo [comité de direction], j’aurais hésité à manifester trop de confiance à un commissaire inepte. La liberté que les règlements internationaux des expositions prévoient pour le commissaire postule, en effet, un titulaire qui puisse, par ses propres mérites et non par son seul titre, imposer son autorité à ses collègues et aux gouvernements intéressés. Le simple fait que M. Bienvenu ait mis six mois à réagir révèle les limites de cet homme. S’il avait eu de la poigne, il y a belle lurette qu’il aurait regimbé publiquement contre cet état de choses. »
Brusquement, tout fut remis en question, y compris le choix du site (alors que les travaux étaient entamés depuis plusieurs semaines) et même la date d’ouverture que certains journaux reportaient en 1969…
La nature déteste le vide et le vide crée les rumeurs. C’est donc le même scénario de rumeurs et de démentis que l’Expo avait connu au début de 1963 qui se mit en place. Sauf que les noms avaient changé. Gérard Pelletier, dans un éditorial de La Presse, mit justement en garde contre ces rumeurs et, surtout, il explicita le rôle que devaient jouer le prochain commissaire général et son adjoint : « Or, ces rumeurs sont inquiétantes. Elles désignent en effet, comme successeurs aux démissionnaires de l’Expo, des gens qu’on ne voit pas très bien aux prises avec les problèmes essentiels à résoudre […] Mais on a l’air d’oublier qu’avant de ‟vendre” l’Exposition, il faut la créer, la monter, l’organiser. C’est techniquement, d’abord, qu’il faut la mettre au monde. […] Il faut à l’Expo un homme capable de coordonner tous ces travaux; il lui faut un ingénieur, au sens le plus général du terme, qui s’y connaisse en constructions de ponts, de routes et d’estacades, de stations de métro ou de téléphone, mais qui ait aussi l’imagination technique nécessaire pour concevoir cette immense foule de plusieurs millions de visiteurs, et les problèmes qu’elle va poser, qui possède enfin l’expérience administrative indispensable. Malheureusement, aucun des noms que la rumeur transporte ne semble correspondre à cette description. S’avisera-t-on à temps dans les hautes sphères gouvernementales qu’en plus des hommes à prestige, il faut un praticien, à la tête de cette immense machine? »
Retour à la case départ
Évidemment, on reparla de la candidature possible de Jean Drapeau — les gens avaient besoin d’un sauveur et le maire incarnait facilement ce rôle. Mais celui-ci ne voulait toujours pas du poste de commissaire général. En coulisse, il tenta par tous les moyens de convaincre son candidat, Pierre Dupuy, qui avait préalablement refusé le poste prétextant qu’il voulait tout simplement prendre sa retraite, bien méritée il était vrai. Mais cette fois-ci, le non de l’ambassadeur ne fut pas aussi catégorique.
Un autre personnage fit son apparition dans le décor : George Hees. Ancien ministre du Commerce sous l’administration Diefenbaker, il avait été nommé par le premier ministre et ce, à la surprise de tous, surtout du chef de l’opposition, comme directeur de la Compagnie canadienne de l’Exposition représentant l’Ontario, en remplacement de M. Price qui avait démissionné en juillet 1963. Une rumeur persistante voulait que ce soit lui qui serait nommé au poste de commissaire général. Il est difficile de savoir si c’est Hees lui-même qui entretint cette rumeur ou si effectivement le bureau du premier ministre envisageait sa candidature, mais cela était un non-sens. Nommer un Ontarien anglophone (il maîtrisait très peu le français), de Toronto, pour remplacer un Montréalais francophone pour un évènement qui devait se tenir à Montréal, au Québec, aurait créé beaucoup plus qu’un simple malaise. Cette situation aurait facilement pu devenir un conflit ouvert entre la province de Québec et le gouvernement fédéral, conflit dont les aboutissants auraient été dévastateurs pour la Confédération et Montréal.
Heureusement, Hees ou quelqu’un de son entourage, finit par aboutir au même constat et c’est lui-même qui se désista, en mentionnant, bien gracieusement évidemment, que la position devait être occupée par un francophone. George Hees demeura encore quelques mois directeur de la Compagnie puis, à la suite de sa nomination à la présidence de la Bourse de Montréal, il démissionna de son poste.
Deux nouveaux commissaires pour l’Expo
Expo 67 - Pierre Dupuy (e011180331-v8)
Finalement, après une rencontre à Ottawa avec le premier ministre Pearson (et certainement plusieurs interventions personnelles de Jean Drapeau), Pierre Dupuy accepta le poste, mais sous certaines conditions non négociables, entre autres, celle qui lui permettait de nommer lui-même et sans ingérence de Montréal, Québec ou Ottawa, les directeurs et hauts fonctionnaires de la Compagnie. De plus, il exigea d’avoir les coudées franches pour ce qui était de son travail de recrutement des pays. Étant mis au pied du mur, le premier ministre donna littéralement carte blanche à Pierre Dupuy, sachant très bien que celui-ci saurait comment travailler avec le maire sans causer de situation ingérable. Il faut admettre, cependant, que la réputation de l’ambassadeur a gagné la confiance de Pearson en son futur commissaire général. Peu connu par les Canadiens à cette période, Pierre Dupuy avait eu une carrière éblouissante au sein du corps diplomatique canadien, carrière qui fut même soulignée par Winston Churchill, dans ses mémoires. Sa nomination est devenue officielle le 6 septembre 1963, par un communiqué de presse du gouvernement fédéral.
Pierre Dupuy savait très bien de quoi il retournait lorsque vint le temps de prendre ses nouvelles fonctions : il avait été pendant plusieurs années le représentant du Canada au BIE et avait contribué aux Expositions de Paris, en 1937, et de Rome, prévue pour 1942, mais abandonnée à cause du conflit européen. De plus, Léon Barety, le président du BIE, était un ami de longue date. L’expérience de Dupuy comme ambassadeur, sa facilité à faire ouvrir les portes des bureaux des plus importants dirigeants de l’époque, dont le président Khrouchtchev de l’URSS, et la très bonne réputation internationale du Canada à l’étranger ont été le gage de réussite d’une participation internationale remarquable à l’Expo de 1967.
Dupuy choisit Shaw
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Déjà, lors de la Deuxième Guerre mondiale, Robert Shaw avait eu, entre autres, la responsabilité de construire une usine d’armement à Montréal. Cette usine, à cause des dangers reliés aux explosifs, était en fait un ensemble de plus de 25 édifices. Elle fut terminée plusieurs semaines avant les délais contractuels. À la fin du conflit, M. Shaw fut « prêté » au ministère de la Défense afin d’effectuer un inventaire complet, pour le compte de l’OTAN, des bases aériennes résultantes de la Deuxième Guerre, d’évaluer leur état et de faire les recommandations nécessaires quant à leur maintien ou à leur fermeture. Lors d’un autre contrat avec le ministère de la Défense (la construction de la ligne DEW de surveillance radar dans le Grand Nord canadien), Shaw rencontra le colonel Edward Churchill qui travaillait pour la société Defense Co., une société de la Couronne chargée de diverses constructions militaires pour le Canada. Ainsi, le commissaire adjoint connaissait très bien les difficultés reliées à de très gros chantiers et il aimait les défis. Celui de l’aménagement des îles en un peu plus de trois ans en fut un à sa taille! De plus, son expérience des négociations financières avec les structures gouvernementales fut une aide précieuse pour Pierre Dupuy.
Intervention du ministre
Seul problème, la Foundation Company se trouvait alors devant les tribunaux à cause d’une affaire de contrats frauduleux. Elle perdit et fut condamnée à une amende substantielle. Quelques ténors demandèrent alors la démission de Robert Shaw, mais celui-ci avait prévenu le premier ministre de cette situation lors de sa nomination et, comme la responsabilité du commissaire adjoint se limitait à celle de vice-président de la compagnie, on passa outre ce problème. Le ministre Mitchell Sharp reconfirma Shaw dans son poste, avec évidemment l’appui de Pierre Dupuy. De toute façon, le jugement fut rendu presque un an après que le commissaire adjoint eut été entré en fonction, et sa réputation était déjà solidement établie au sein des dirigeants de l’Expo ainsi que des Montréalais. Il était, en quelque sorte, intouchable.
Avec la nomination de Robert Shaw au poste de commissaire adjoint, Pierre Dupuy put compléter son équipe : Andrew Kniewasser fut nommé directeur général de l’Exposition. Dupuy l’avait connu alors qu’il était conseiller aux affaires économiques à l’ambassade du Canada, à Paris. Andrew Kniewasser recommanda Pierre de Bellefeuille, ancien correspondant parlementaire et directeur de l’édition française du magazine Maclean, comme directeur du service des exposants. Robert Shaw, quant à lui, recommanda le colonel Edward Churchill comme directeur de l’aménagement (cette nomination se révéla un coup de génie). Pour ce qui est du poste de directeur du département de l’exploitation, Philippe de Gaspé-Beaubien postula lui-même, tout comme Yves Jasmin, directeur des relations publiques chez Ford du Canada, qui accomplit les mêmes fonctions pour la Compagnie canadienne de l’Exposition.
Intervention d’un autre ministre
Mais le coup de maître de Pierre Dupuy fut le recrutement d’Édouard Fiset, architecte-urbaniste qui était très connu à Québec ainsi que dans plusieurs petites municipalités de la province pour en avoir fait les premiers plans d’aménagement, et que Dupuy avait connu à l’École des beaux-arts à Paris. Édouard Fiset hésita beaucoup à accepter, en particulier parce que sa firme avait déjà plusieurs contrats avec le gouvernement du Québec, et il se sentait lié par ceux-ci. Le commissaire général prit rapidement contact avec le premier ministre Lesage, en l’informant qu’il avait absolument besoin de Fiset pour la bonne marche d’Expo 67. Lesage accepta donc de libérer Fiset de ses obligations.
L’équipe de base était maintenant au complet. Bien sûr, au fil des mois, des centaines d’autres individus se joignirent à cette incroyable équipe au point de vue des compétences et de la détermination. Grâce à eux, l’Exposition universelle et internationale de Montréal ouvrit ses portes sans problème le 28 avril 1967, avec le succès qu’on lui connait. Et pour ce qui est de Paul Bienvenu et Cecil Carsley, on ne parla plus du tout d’eux, si ce n’est une simple ligne dans le rapport officiel de l’Expo, paru en 1968.