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Expo 67. Judy Rebick : la contreculture boude l’événement

11 octobre 2017

En 1967, Judy Rebick, jeune étudiante, héberge deux groupes de rock emblématiques de la contreculture. Invités à visiter l’Exposition de Montréal, ils s’en désintéressent complètement.

Dans le cadre de son exposition Explosion 67. Terre des jeunes, soulignant le 50e anniversaire d’Expo 67, le Centre d’histoire de Montréal a lancé un appel à tous. C’est à cette occasion que le Centre d’histoire a interviewé Judy Rebick.

Judy Rebick, journaliste et activiste vivant à Toronto, était étudiante à l’Université McGill dans les années 1960. Elle avait 21 ans en 1967 mais, faisant partie de la contreculture politique et culturelle, elle a porté peu d’intérêt à l’Expo 67, dont elle se souvient à peine.

À l’époque, Judy était une militante radicale en relation avec un homme plus âgé, Roger, un anglophone appartenant à la scène bohémienne de Montréal. Dans son cercle social, la consommation de drogues, notamment du haschich et du LSD, était courante. Judy Rebick évoluait dans le milieu underground et artistique. La musique avait une grande part dans la révolution culturelle. Elle répandait les idées contestataires tandis que les musiciens se radicalisaient et devenaient iconiques.

Plongeant dans ses souvenirs, Judy Rebick livre une anecdote marquante et originale, illustrant à la fois la vie des militants de la contreculture et leur rapport à Expo 67.

Judy Rebick

Photo de studio de Judy Rebick
Collection personnelle Judy Rebick
Un matin d’août 1967, vers 11 heures, on a sonné à notre porte. En ouvrant, j’ai aperçu un hippie. Roger et ses amis n’aimaient pas tellement les hippies. Il disait que c’était de leur faute si le LSD, qu’on pouvait facilement se procurer à Montréal depuis quelques années, avait autant attiré l’attention des autorités : à mesure que le mouvement hippie se répandait, la liberté des consommateurs s’était restreinte. Mais ce gars-là était correct.

« Salut, mon nom c’est Larry. Je suis le gérant de tournée de Jefferson Airplane et de The Greateful Dead », s’est-il présenté, et il a ajouté : « On aimerait dormir chez vous pour quelques nuits, parce qu’on est de passage pour l’Expo. » Paul Krassner nous avait parlé de Larry et il nous avait paru sympathique.

Quelques mois plus tôt, on avait fait connaissance avec Krassner, l’éditeur de la célèbre revue new-yorkaise The Realist, qui publiait des textes satiriques, cinglants et sans filtre. Krassner était pour plusieurs d’entre nous une figure mythique. Roger avait été invité dans sa chambre d’hôtel. Je l’avais accompagné, mais j’étais restée assise dans un coin et sans rien dire. C’était un comportement habituel pour une femme, donc personne ne s’en est préoccupé. Charmé par Roger, Krassner a ensuite recommandé à tous les gens qu’il connaissait qui prévoyaient se rendre à Montréal d’aller à sa rencontre.

Accueillir deux groupes rock très célèbres

Judy Rebick

Photo noir et blanc d'une jeune fille devant la maison familiale
Collection personnelle Judy Rebick
Depuis qu’Alan et Diane avaient quitté l’appartement, Roger ne supportait pas l’idée qu’on ne l’occupe qu’à nous deux, alors il offrait toujours l’hébergement aux gens qu’il rencontrait. « Combien vous êtes? », ai-je demandé à Larry. « À peu près 20 avec nos blondes et nos groupies. Mais on n’a pas tous besoin de lits, c’est correct si on dort sur les divans ou sur le plancher. » Je suis montée pour demander à Roger son avis, mais je ne suis pas parvenue à le réveiller, alors j’ai dit oui. Quelques heures plus tard, quand l’autobus est arrivé, Roger était déjà sorti. Il n’est pas revenu avant leur départ.

Roger s’intéressait peu aux célébrités. Mais il était quand même excité. Jefferson Airplane était un des plus grands groupes rock du moment. C’était comme si Haight Ashbury débarquait dans notre appartement. C’est pratiquement impossible aujourd’hui de comprendre ce qui a pu faire en sorte que deux groupes rock très célèbres débarquent ainsi chez des gens, mais c’était les années 1960. Seule Grace Slick, de Jefferson Airplane, a dormi à l’hôtel. « Elle fait toujours ça », nous a dit avec exaspération un autre membre du groupe.

Fondateurs de la scène de San Francisco

Judy Rebick - Groupes de jeunes

Groupe de quatre jeunes gens accotés sur une voiture sur le bord de l'autoroute
Collection personnelle Judy Rebick
Tout le monde, sauf Pig Pen, de The Greateful Dead, qui préférait boire, avait tout le temps l’air « gelé ». Pas juste sur le pot, mais sur l’acide. Leur gérant m’a demandé de leur fournir une livre de pot. On avait des amis qui vendaient de la drogue, mais c’était toujours Roger qui la leur achetait, et il n’y avait pas moyen de le retrouver. Alors, quand ils se sont rendus à Place Ville-Marie pour y donner un concert gratuit sur l’heure du midi, je suis allée voir un de nos amis vendeurs. J’ai acheté le pot et j’ai rejoint les membres de The Grateful Dead à leur concert pour le leur apporter. Je me rappelle être montée sur la scène et m’être retournée pour voir leurs fans en liesse. C’est à ce moment que j’ai compris à quel point ce groupe avait quelque chose de spécial. Je n’avais jamais entendu parler d’eux, mais c’était évident que plusieurs spectateurs présents étaient venus pour eux et non pour Jefferson Airplane. Des années plus tard, Billy Bragg, du groupe The Parachute Club, m’a dit que chaque musicien de la ville avait assisté au concert de ce groupe légendaire, qui était devenu le groupe maison des Merry Pranksters de Ken Kesey, collectif emblématique de Haight Ashbury et, jusqu’à un certain point, les fondateurs de la scène de San Francisco, voire du mode de vie hippie lui-même.

Je ne connaissais rien de The Greateful Dead, pourtant ce sont eux qui m’ont le plus intéressée. Jerry Garcia avait toujours une guitare à son cou. Il s’exerçait sans cesse. Sa copine, qui avait adopté le nom de Moutain Girl, était très grande. Ils avaient un bébé nommé Sunrise, qui les accompagnait. Garcia était le philosophe du groupe, et je me rappelle que, quand je m’assoyais avec eux, c’était toujours lui qui parlait le plus. Les membres du groupe avaient l’air d’être de bons amis. Garcia et Pig Pen avaient souvent de longues discussions sur divers sujets. J’ai appris plus tard que Mountain Girl était membre des Merry Pranksters. C’est probablement une des personnes les plus « gelées » que j’ai connues dans ma vie. Dans la cuisine, elle me disait : « J’aimerais aller en Chine », sans qu’il y ait de lien avec quoi que ce soit. Elle disait : « Imagine, tout le monde est chinois », et les autres répondaient : « Cool. »

L’Expo ne nous intéressait pas

Judy Rebick

Jeune fille assise sur une chaise berçante
Collection personnelle Judy Rebick
Expo 67 était un événement majeur pour Montréal, le Québec et le Canada. C’était la première fois que le Canada jouissait d’un tel rayonnement international. Le Québec, qui était alors en pleine effervescence nationaliste, était très fier de la tenue de l’événement et particulièrement de l’avant-gardisme des expositions présentées et de l’architecture des pavillons, comme le dôme géodésique de Buckminister Fuller. Mais nous, l’Expo ne nous intéressait pas. J’étais allée à l’Exposition universelle de New York, en 1964, et ça m’avait suffi. Pour les radicaux du [journal étudiant] McGill Daily comme moi, l’Expo n’était qu’une extravagance du corrompu maire Jean Drapeau. Pour Roger et ses amis, c’était un véritable calvaire qui venait perturber leur mode de vie plus ou moins illicite. La plupart d’entre nous n’ont pas daigné s’y rendre pour faire la file avec tous ces touristes. Mais Jefferson Airplane et The Greateful Dead avaient droit à une visite VIP de l’Expo. Un après-midi, je suis montée dans leur autobus pour profiter de l’occasion de dépasser les files d’attente et visiter l’Expo à travers leur regard. Les membres de Jefferson Airplane ont passé leur temps à lire à voix haute des critiques de leur prestation et à s’en moquer. On aurait dit un sketch des Monty Python parodiant un groupe rock. Je n’aimais pas ça, alors je suis partie me promener dans la rue Sainte-Catherine.

Par contre, les deux groupes ont été des invités super. Ils apportaient plein de bonne nourriture et, au moment de partir, ils ont nettoyé tout l’appartement. Je suppose que ça faisait partie de l’éthique du mode de vie communautaire auquel ils avaient adhéré. Je crois que je n’ai jamais eu de meilleurs invités.

Baigner dans leur univers 

Le lendemain, ils se rendaient, cette fois avec quelques voitures, à la ferme de Timothy Leary. Ils m’ont invitée à les accompagner. Je m’apprêtais à monter dans une des voitures quand j’ai constaté qu’ils étaient tous sur l’acide, y compris les conducteurs. « Klaxonnez quand vous arriverez à la frontière », plaisantait l’un d’entre eux. C’est alors que j’ai décidé de finalement rester à la maison. Un de mes rares regrets dans ma vie est de ne pas avoir pris part à ce voyage. Visiter la ferme de Timothy Leary en 1967 avec The Greateful Dead aurait probablement été l’un des événements les plus sensationnels de ma vie. Mais peut-être que c’était ça le problème : c’était plaisant de baigner dans leur univers pour quelques jours, mais j’étais réticente à l’intégrer pleinement. Ma vie était déjà passablement survoltée, je n’étais pas certaine que je pouvais en prendre davantage, et j’avais sans doute raison.

La vie de débauche de Roger affectait de plus en plus la mienne. L’année suivante, je n’étais plus à Montréal. J’ai quitté la ville pour m’éloigner de lui.

Judy Rebick, 2016