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Au traversier de Lachine

01 février 2021
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Photographies anciennes et souvenirs familiaux nous emmènent à Lachine au courant du XXe siècle. La vie de certains habitants y était rythmée par le fleuve, mais aussi par le sens des affaires.

En 2017, Maude Bouchard-Dupont a recueilli les témoignages de Pierrette Grégoire et d’André Robichaud, tous deux originaires de Lachine, pour la rédaction de la chronique « Montréal retour sur l’image » du Journal de Montréal. Grâce à des photographies et à ces souvenirs familiaux, il a été possible de reconstituer l’histoire de la famille Martin, propriétaire du traversier MS Jacques-Cartier et de plusieurs commerces à Lachine dans la première moitié du XXsiècle. Ce récit révèle un fragment du passé de cette ville, maintenant arrondissement de Montréal, liée depuis toujours au fleuve Saint-Laurent.

À la traverse de Lachine

Lachine vers 1910

Carte postale colorisée montrant une foule d’hommes, de femmes et d’enfants sur un quai, avec la gare en arrière-plan et des maisons.
Pointe-à-Callière, Cité d’archéologie et d’histoire de Montréal, fonds Christian Paquin.
Sur le quai de la 34e avenue à Lachine, la foule attend avec impatience le bateau vapeur. Peut-être mènera-t-il ces voyageurs au village de « Caughnawaga » (aujourd’hui Kahnawake)? Ou iront-ils « sauter » les fameux rapides grâce aux habiles pilotes mohawks? À moins qu’ils poursuivent leur route au-delà de la frontière?

Le traversier de Lachine devient au milieu du XIXe siècle une étape obligatoire du chemin de fer reliant Montréal aux États-Unis. Succédant au service de diligence et au voyage en barge à vapeur sur le canal de Lachine, la voie ferrée de la Montreal & Lachine Rail Road est inaugurée le 19 novembre 1847. À concurrence de 6 départs par jour de Montréal, il est possible de rejoindre le village de Lachine en 20 minutes seulement. Les départs se font à la gare Bonaventure, nouvellement construite près du square Chaboillez à Montréal. L’arrivée est située au quai de Lachine, qui vient alors d’être aménagé à la hauteur de l’entrée du Petit Canal (près de l’actuelle 21e avenue). Le traversier y opérera entre 1847 et 1852; les opérations déménageront ensuite du côté de la 34e avenue. Le simple traversier pour les passagers est remplacé en 1853 par un navire unique en son genre, probablement le premier de ce type au Canada, voire en Amérique du Nord. Construit dans les chantiers montréalais d’Augustin Cantin pour desservir spécifiquement le chemin de fer, le bateau vapeur Iroquois est doté de rails sur son pont principal. Le bateau passeur de 200 pieds de long (61 mètres) peut donc embarquer à son bord une locomotive et trois wagons! Une fois la traversée effectuée, le train reprend son chemin sur la ligne La Prairie–Saint-Jean, menant vers Plattsburgh et New York. Toutefois, le service de train par traversier est rapidement concurrencé par la construction et l’inauguration du pont Victoria par le Grand Tronc en 1859. Jugé plus lent et moins pratique, le transport ferroviaire vers les États-Unis par le traversier de Lachine cesse de fonctionner dans les années 1880. Les infrastructures sont maintenues pour les besoins des résidants de l’île de Montréal et de la Rive-Sud. Le traversier entre Lachine et Kahnawake continue ses activités jusqu’à l’inauguration du pont Honoré-Mercier en 1934. La ligne de chemin de fer entre Montréal et Lachine reste active grâce au tramway jusqu’en 1961.

À l’image des personnages du roman de Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, les Montréalais considèrent graduellement Lachine comme une destination de villégiature, d’autant plus qu’elle est facilement accessible par tramway. Sur place, les expéditions à la plage et les excursions en bateau ont la cote. Celle qui mène à Kahnawake permet d’aller voir des danses autochtones, de visiter le musée de la maison longue ou d’acheter de l’artisanat. Plusieurs traversiers effectuent le voyage d’avril à octobre, dont le Sir Henry, le Lafayette et le MS Jacques-Cartier.

Le MS Jacques-Cartier

MS Jacques Cartier 1924

Traversier à sec dans un chantier. Une foule de personnes se tiennent sur une estrade devant et une foule se trouve aussi à bord.
Société d’histoire de Lachine, don de Pierrette Grégoire.
Les drapeaux flottent au vent, et la bouteille de champagne heurte la coque du navire sous les acclamations de la foule. C’est en grande pompe qu’Adélard Martin, alors président de la Compagnie de navigation de Lachine & Caughnawaga, inaugure, en 1924, le MS Jacques-Cartier aux chantiers de la Davie Shipbuilding & Repairing Co., Ltd. à Lauzon (ville depuis fusionnée à Lévis). Olivier Bolduc, archiviste à la Davie, explique ainsi le contexte de la photographie. Juste avant la première mise à l’eau d’un navire, il est de mise de procéder à son baptême; le navire perd alors son numéro de coque pour prendre son nom officiel. Le MS Jacques-Cartier est la coque 483 du chantier de la Davie Shipbuilding & Repairing Co., Ltd. On peut justement voir les chiffres 4 et 8 au bas de la photographie. Lors du baptême, une marraine ou un parrain brise une bouteille d’alcool sur la coque du navire, qui peut alors être mis à l’eau.

Une fois son voyage inaugural effectué, le traversier commence ses opérations. Pouvant accueillir 40 automobiles, le MS Jacques-Cartier effectue la traversée entre Lachine et Kahnawake jusqu’à la construction du pont Mercier en 1934. Le bateau sillonne par la suite le fleuve comme traversier, entre Tadoussac et Baie-Sainte-Catherine, puis entre Rivière-du-Loup et Saint-Siméon, mais aussi comme cargo de bois entre Pointe-au-Pic et Pointe-aux-Orignaux. Converti en bateau de croisière par la famille Harvey, il navigue sur le fleuve de l’île aux Coudres à Trois-Rivières. Remisé en 2012, à la retraite du capitaine Luc Harvey, le MS Jacques-Cartier reprend la mer en 2018 après une mise à neuf. Continuant la tradition familiale, le capitaine Michel Harvey propose à ses passagers de découvrir le fleuve lors de courtes croisières alliant confort et aventure.

Aux commerces d’Adélard Martin

Magasin général famille Martin

Façade d’un magasin général avec une publicité murale sur le côté du bâtiment.
Société d’histoire de Lachine, fonds André Gélinas.
Le premier propriétaire du MS Jacques-Cartier, Adélard Martin, n’était pas capitaine, mais plutôt homme d’affaires. En effet, il n’avait pas un, mais bien deux commerces à Lachine. Avec le boulanger Henri Morin, Adélard et son frère Alfred tiennent, depuis 1876, un magasin général, situé au 393, boulevard Saint-Joseph (il s’agit aujourd’hui du numéro 2161 du même boulevard). Si l’arôme du bon pain attire les ménagères, leurs époux fréquentent davantage la quincaillerie d’Adélard, installée en face, au 404 (l’actuel numéro 2166). En plus de la moulée, les résidants y commandent des semences, de la farine, du charbon, du bois et des matériaux. Adélard Martin et son jeune gérant, Anatole Carignan, gèrent aussi la traverse dans ce magasin. Absorbé par le travail, Adélard Martin connaît des revers financiers peu avant son décès en 1927. Si le magasin général ferme durant la crise de 1929, Anatole Carignan parvient à sauver la quincaillerie et les traversiers. Par la suite, il exerce plusieurs mandats comme maire de Lachine, où il est fort apprécié. De leur côté, après s’être perfectionnés dans une boulangerie de Montréal, le Pain Suprême ltée, Henri Morin et son beau-frère, Lucien Martin, se relèvent de la faillite et lancent les Pains Martin en 1941, une marque bien connue à Montréal jusqu’en 1969.

Les descendants de la famille Martin

Quincaillerie Martin et Cie

Édifice à deux étages abritant une quincaillerie avec des publicités murales sur la façade annonçant bois, charbon, paille et foin.
Société d’histoire de Lachine.
Adélard Martin et son épouse Emma Robillard connaissent un chagrin hélas trop commun à l’époque. De leurs 12 enfants, seules l’aînée et la benjamine, Ada et Marie-Jeanne, survivent. Cette dernière épouse le 19 avril 1922, à Lachine, l’avocat J.-Edmond Gagnon, avec lequel elle a cinq enfants. Née de cette union en 1936, Pierrette connaît une enfance heureuse à Lachine, où elle fréquente le pensionnat Sainte-Anne et, durant les vacances d’été, les plages de Stoney Point, de l’île de Dorval et de l’île Malo, la plus populaire. Après son mariage avec le docteur Marcel Grégoire, Pierrette élève trois enfants. Passionnée d’histoire, elle conserve précieusement les souvenirs de la famille Martin et s’implique auprès de la Société d’histoire de Lachine. Quelques mois avant son décès en 2017, elle a livré l’histoire de sa famille maternelle, les Martin, qui a marqué Lachine au XXe siècle. Devenant le témoignage d’un mode de vie passé, la mémoire de la petite-fille d’Adélard Martin est une richesse pour tous.

Merci à la Société d’histoire de Lachine pour sa collaboration.

Cet article est paru dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans Le Journal de Montréal du 11 juin 2017. Il a été enrichi pour sa parution dans Mémoires des Montréalais.

Références bibliographiques

McKAY, Mac. « Post #2 Jacques-Cartier », Navigation Québec, 30 octobre 2015. (Consulté le 22 avril 2020).

RADIO-CANADA. « Un M/S Jacques-Cartier bonifié de retour à Trois-Rivières en 2018 », Radio-Canada, 14 novembre 2016. 

ASSEMBLÉE NATIONALE DU QUÉBEC. « Anatole CARIGNAN (1885-1952) », Députés, Biographie, novembre 2008. 

TC MEDIA. « Chemins de fer et traversiers », Capsule historique, 350 Lachine, Arrondissement de Lachine. 

BALES, Robert J. « The Montreal & Lachine Rail Road and its Successors », Canadian Rail, no 177, mai 1966.