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Un géant disparu : le gazomètre de la rue du Havre

06 octobre 2021
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Au début des années 1930, le nouveau gazomètre de la rue du Havre alimente Montréal en gaz artificiel. Il restera en opération jusqu’à la transition au gaz naturel, un quart de siècle plus tard.

Camper à côté d’un gazomètre

Logexpo

Terrain de camping près d'une raffinerie au moment d'Expo 67
Archives de la Ville de Montréal. P14012P38.
À l’été 1967, juste à côté de l’ancien garage Frontenac de la Montreal Tramway Company (MTC) et du gazomètre, un camping temporaire fleurit sur un terrain vague. À première vue, il ne s’agit pas d’un emplacement de choix. Bordé au nord par la rue Notre-Dame Est, au sud par Sainte-Catherine Est, à l’ouest par la rue du Havre et à l’est par Bercy et la voie ferrée, le camping possède bien peu de végétation pour protéger les tentes du soleil et du bruit urbain ambiant. Toutefois, l’important pour les campeurs en 1967 était d’obtenir un site non loin du pont Jacques-Cartier pour aller visiter l’Exposition universelle sur l’île Sainte-Hélène. Mais aller camper juste à côté d’un immense réservoir de gaz... voilà qui ferait sourciller bien des gens aujourd’hui! Peu utilisé depuis 1958 et désaffecté en 1969,  ce gazomètre a été autrefois la fierté de la Montreal Light, Heat and Power.

Une visite dans le gazomètre

Gazomètre

Vue aérienne en couleur montrant au centre le fleuve Saint-Laurent et le pont Jacques-Cartier, avec une partie des rives de Montréal et de la Rive-Sud.
BAnQ Vieux-Montréal. Fonds Armour Landry, P97,S1,D7971a.
Avec sa couronne de damier rouge et blanc, cet immense réservoir métallique, situé au nord de la rue Sainte-Catherine Est entre les rues du Havre et Bercy, domine l’est de Montréal pendant 39 ans. Avec un diamètre de 64 mètres (210 pieds), une hauteur de 111 mètres (364 pieds) et une capacité de 10 millions de pieds cubes de gaz (28 317 m3), ce gazomètre de type « sec » est alors l’un des plus grands au monde. Édifié en 1930-31 par la Montreal Light, Heat and Power, il n’est dépassé que par celui de la Peoples Gas Light and Coke Company construit à Chicago en 1928, et qui pouvait contenir jusqu’à 20 millions de pieds cube de gaz.

Fabriquée à Baltimore, la structure a été amenée à Montréal en pièces détachées et assemblée à son arrivée. Toutefois, les journaux de l’époque indiquent que le gazomètre est 100 % de conception et de fabrication canadiennes. Comme il n’est pas de bon ton de faire venir du matériel de l’étranger en pleine crise économique, il est possible que la Montreal Light, Heat and Power ait caché la provenance réelle de son équipement. Quoi qu’il en soit, 142 travailleurs locaux ont néanmoins participé à l’édification de l’étonnante structure à Montréal qui ne manque pas d’attirer l’attention en 1931.

Comme celui situé au coin des avenues Beaumont et Stuart à Parc-Extension, la plupart des gazomètres existants alors sont de type « articulé », c’est-à-dire que le système de cloche à pression hydraulique est visible de l’extérieur. Selon la demande de la clientèle ou le réapprovisionnement de l’usine, les côtés amovibles du gazomètre s’élèvent ou s’abaissent verticalement le long du treillis métallique pour ajuster la cloche pressurisant le gaz. Il était coutume de les voir s’abaisser sensiblement à l’heure du souper, les mères de famille comme Mme Barrowcliffe allumant presque toutes simultanément le gaz de leur cuisinière.

Famille Barrowcliff 1958

En arrière-plan de la famille Barrowcliffe, un gazomètre de type « articulé », coin Stuart et Beaumont, Parc-Extension.
Société d’histoire de Parc-Extension. Don de Mme Trudy Barrowcliffe McKinnon.
Avec son réservoir caché sous une enveloppe, bien des curieux se demandent comment le nouveau gazomètre de la rue du Havre fonctionne. Après sa mise en fonction le 25 septembre 1931, un correspondant du journal Le Canada et quelques autres journalistes viennent visiter l’intrigante structure. Une fois à l’intérieur, les visiteurs prennent un petit ascenseur montant à la vitesse vertigineuse de 100 pieds (30 mètres) par minute. Au sommet de l’étonnante tour, « […] Montréal nous apparaît dans un panorama sans égal. Debout sur le toit d’acier avec devant nous le garde-fou et derrière le ventilateur, nous pouvons facilement nous croire sur le pont d’un puissant navire de guerre » peut-on lire dans Le Canada. Traversant une écoutille sous le toit avec l’ingénieur en chef du Service du gaz de la Montreal Light, Heat and Power, le major J. Humphreys, les journalistes se rendent ensuite sur une petite plateforme suspendue à l’intérieur de la structure. Si l’ingénieur continue son propos, indifférent au lieu, les visiteurs sont pris de vertige, sentiment accentué par la forte odeur de goudron ambiante. À 100 mètres du sol, le gazomètre semble plus immense de l’intérieur que de l’extérieur. Trente mètres plus bas se trouve le piston au centre d’une surface de poutres métalliques. Glissant comme sur le fil d’une araignée, un deuxième ascenseur les mène à la hauteur du piston qui régule la pression du gazomètre. Celui-ci flotte ce jour-là sur huit millions de pieds cube de gaz. Comme le gaz est plus léger que l’air, 13 500 blocs de béton cumulant 486 tonnes stabilisent la surface autour du piston, qui s’incline rarement plus d’une fraction de pouce (un centimètre) sous la pression, selon M. Humphreys. Quant au goudron liquide qui circule autour du piston et le long des murs du gazomètre, il sert d’isolant et de joint d’étanchéité, empêchant le gaz de s’échapper.

À la fine pointe de la sécurité

Explosion gaz 1888

Illustration montrant un site extérieur après une explosion de gaz avec plusieurs personnes – hommes, femmes et enfants – à la recherche de victimes.
BAnQ numérique. Notice 0002749660.
Nul doute, la mécanique de cet immense silo à gaz impressionne nos visiteurs, tout comme les ingénieux dispositifs assurant la sécurité de ceux qui y travaillent. Rapportant toujours les propos de l’ingénieur, le journaliste mentionne que la Montreal Light, Heat and Power ne semble négliger aucun détail en la matière. Haute de plus de 100 mètres, la structure est très exposée. Toutefois, la compagnie indique qu’elle est solidement ancrée au sol et peut résister à des vents de 100 milles à l’heure (160 km/h), comme le montre l’exemple d’un gazomètre de ce type qui a résisté à un cyclone à Tampa en Floride. L’ensemble du système électrique est enfermé dans un hangar d’acier au sommet afin d’éviter la moindre étincelle pouvant déclencher une explosion fatale. Si l’usine fournit trop de combustible au gazomètre, des trappes d’échappement sur le toit permettent l’évacuation du gaz excédentaire. Chaque ascenseur est muni d’un téléphone et d’une sirène en cas d’urgence. En ce qui concerne les employés, ils doivent suivre un protocole de sécurité. Par exemple, personne ne travaille jamais seul à l’intérieur de la structure. Un travailleur reste toujours au sommet du gazomètre pendant que son équipier descend travailler sur le piston. Un ascenseur secondaire actionné par une poulie manuelle peut leur permettre de remonter en cas de panne. Les employés sont équipés d’un petit marteau de cuivre qu’ils peuvent frapper contre la paroi en cas d’incident, le cuivre n’émettant pas d’étincelle à l’impact. Des masques posés sur le piston peuvent leur permettre de travailler 70 minutes sans être incommodés par une fuite de gaz. Il ne faut pas oublier que le gaz fabriqué en usine est hautement toxique en raison de sa forte concentration de monoxyde de carbone, ce qui rend nécessaire le port du masque à gaz à la moindre fuite.

Ces mesures peuvent sembler élémentaires aujourd’hui. Il est possible qu’elles reflètent une certaine familiarisation avec la législation mise en place en 1928, relative aux accidents de travail. Mais elles découlent probablement davantage d’une série d’événements tragiques qui ont été coûteux en vies humaines et en équipements par le passé. Depuis la construction du premier gazomètre sur la rue du Havre en 1873, les réservoirs et l’usine attenante ont été le théâtre de fuites et de plusieurs explosions qui ont ravagé le secteur.

L’évolution rapide des techniques permet d’améliorer la sécurité des lieux de travail. Mais la Montreal Light Heat and Power semble aussi prendre l’initiative et met de l’avant la notion de prévention des accidents dans l’élaboration des procédures de sécurité. En communiquant ces informations précises aux journalistes, elle montre son professionnalisme en matière de sécurité, et par le fait même, tente sans doute de rassurer la population à l’égard de son nouveau et imposant réservoir de gaz.

Remontant au sommet à la fin de la visite, les reporters décident de descendre quelques 11 volées de marches en zigzag qui donnent l’impression à nos courageux visiteurs d’être suspendus dans le vide. À la sortie, le constat est unanime : ce nouveau gazomètre est un « véritable monument au progrès. »

Du gaz fabriqué en usine grâce à LaSalle Coke

Publicité LaSalle Coke

Photo des années 1940 montrant une rue avec un hangar avec des publicités murales et une série de triplex. On voit un homme debout et quatre hommes assis.
Archives de la Ville de Montréal. P500-Y-05_01-130.
Pour alimenter cet imposant réservoir, de même que les gazomètres de toute l’île de Montréal, l’usine de gaz à Ville LaSalle de la Montréal Light, Heat and Power fonctionne jour et nuit. En 1931, le coke fabriqué dans les fours de la LaSalle Coke est utilisé entre autres pour le chauffage domestique et la fabrication du gaz artificiel. Mais pour comprendre véritablement l’origine du gaz manufacturé, il faut remonter 100 ans plus tôt.

C’est au XIXe siècle que les procédés de fabrication de gaz artificiel se développent dans les pays en pleine révolution industrielle. Remplaçant l’huile de baleine utilisée depuis 1815, les premiers lampadaires au gaz sont allumés le 28 novembre 1837 dans les rues de Montréal. C’est l’usine de la Montreal Gas & Light qui produit le gaz d’éclairage, en chauffant du charbon dans des fours hermétiques à température élevée. Fondée en 1847, la New City Gas fait l’acquisition de la Montreal Gas & Light l’année suivante. De plus en plus populaire, le gaz fait son entrée dans les industries, les commerces et les demeures privées, d’où la construction d’un premier gazomètre en 1873 sur la rue du Havre pour desservir les quartiers de l’est en pleine expansion. En 1879, avec l’invention de l’ampoule par Edison, la New City Gas commence à produire de l’électricité. Par l’entremise d’une série de fusions-acquisitions, la production d’énergie de la région métropolitaine se concentre entre les mains de la toute-puissante Montreal Light, Heat and Power en 1901.

Parallèlement à la production d’électricité, les procédés se raffinent pour obtenir un gaz de meilleure qualité. Du charbon en passant par la houille, c’est au XXe siècle que l’usage du coke prend son essor. Toutefois, ce n’est pas une mince affaire d’obtenir la matière première. Le coke est le résidu solide obtenu de la distillation du charbon à haute température. Pour fournir un combustible de première qualité à son usine de gaz manufacturé aux abords du canal de Lachine à Ville LaSalle, la Montreal Light, Heat and Power y construit en 1927 une cokerie d’envergure. C’est ainsi qu’est constituée en 1928 la Montreal Coke and Manufacturing Company, mieux connue sous le nom de LaSalle Coke.

Pour fabriquer du « gaz à l’eau carburé » que l’on utilise communément au Canada à l’époque, le coke est chargé dans les fours à coupole de l’usine de gaz manufacturé. Porté à incandescence, on obtient avec l’action de l’air un mélange d’hydrogène et de monoxyde de carbone. Pour lui ajouter un pouvoir calorifique, on carbure le gaz en lui ajoutant de l’hydrocarbure gazeux, puis il est finalement épuré pour obtenir le produit final. Ce gaz artificiel est ensuite transféré aux réservoirs. Comme la capacité de production s’accroît à LaSalle dès la fin des années 1920, il est donc justifié de construire un nouveau gazomètre sur la rue du Havre en 1931. Le gaz circule dans les conduites souterraines des gazomètres jusqu’aux logis de 210 000 souscripteurs des services de la Montreal Light, Heat and Power en 1943.

La Montreal Light, Heat and Power étant nationalisée en 1944, Hydro-Québec s’occupe pendant un temps des opérations gazières. Puis, la société d’État choisit de concéder ce créneau à la Corporation du gaz naturel du Québec (aujourd’hui Énergir) en 1955. En 1957, la Corporation achète le réseau de gaz manufacturé pour le convertir au gaz naturel. Non toxique et beaucoup moins polluant, celui-ci a une valeur calorifique deux fois plus élevée. C’est le début de la fin pour les gazomètres montréalais, qui deviennent rapidement obsolètes. Comme nombreux de ses semblables à Montréal, mais aussi à travers le monde, le gazomètre de la rue du Havre est démantelé en novembre 1970. De nos jours, Énergir possède toujours des bureaux et un stationnement sur ce terrain. Du côté de Ville LaSalle, seule la grue de LaSalle Coke, au bord du canal de Lachine à la hauteur du 6710-6610, rue Saint-Patrick, rappelle l’emplacement de l’usine à gaz manufacturé de la Montreal Light, Heat and Power, aujourd’hui disparue.

Ces articles sont parus dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans Le Journal de Montréal du 28 février 2015 et du 4 avril 2015. Le texte a été enrichi pour la parution dans Mémoires des Montréalais.

Référence bibliographique

Alain Gelly et Yvon Desloge, Le canal de Lachine : du tumulte des flots à l'essor industriel et urbain, 1850-1960, Québec, Septentrion, 2002. 216 p.