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Taxis dans l’ombre de la cité

10 octobre 2024

Dossier

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Des centaines de chauffeurs de taxi sillonnent les rues de Montréal à tout moment. Qui sont-ils? Quel est leur profil professionnel? Quel mode de travail adoptent-ils?

Taxi - Place d’Armes vers 1940

Photographie du séminaire Saint-Sulpice situé sur la rue Notre-Dame à Montréal. On y voit des voitures taxi stationnées en bordure de la place d'Armes, ainsi que des gens près des voitures. On remarque aussi les câbles servant à la circulation des tramway
Archives de la Ville de Montréal, BM042-Y-1-P1549.
En 2019, le Bureau du taxi de Montréal rapporte que près de 60 % des services de transport par taxi de la province sont localisés à Montréal et constituent « le revenu principal d’environ 22 000 ménages ». Mais qui sont ces chauffeurs de taxi qui circulent de jour et de nuit dans l’ombre de la cité?

Derrière les 4400 propriétaires, 8000 chauffeurs de taxi et 18 intermédiaires (compagnies de taxi) recensés avant la loi provinciale de 2020 se profile un patrimoine vivant insoupçonné, au cœur d’une très vaste industrie qui s’est développée à Montréal depuis 1910. À l’origine de cette activité économique, un groupe d’entrepreneurs de classe sociale aisée et éduqués. Vêtus de leur bel uniforme, dès 1915, ils prennent le marché d’assaut avec une centaine de voitures taxis, qui leur appartiennent et ont une apparence remarquable.

Des migrants de l’intérieur et de l’extérieur

Taxi - Rue Sainte-Catherine Ouest, 1969.

Photo en noir et blanc montrant la rue Sainte-Catherine à la hauteur des rues Peel et Drummond en 1969. On y voit des passants sur le trottoir, les enseignes des magasins, et une voiture de taxi dans le coin inférieur droit de la photo avec un lanternon V
Archives de la Ville de Montréal, VM94-A0636-008.
La démocratisation croissante du transport par taxi durant les années 1920 contribue à augmenter le nombre de chauffeurs et à diversifier leurs origines sociales. Dès le milieu de la décennie, plus de 2000 personnes obtiennent annuellement un permis pour conduire un taxi. Il faut dire que la population du Grand Montréal grimpe à plus d’un million d’habitants de 1901 à 1931. Attirés par la perspective de meilleures conditions de vie, de nombreux fils d’agriculteurs sans débouché migrent vers la ville pour trouver du travail. Ces Canadiens français sont pauvres, sans instruction et inexpérimentés. Bien que l’immigration transatlantique vienne grossir les rangs de l’industrie du taxi dans l’entre-deux-guerres, de 1919 à 1939, l’effet de la migration à l’intérieur de la province de Canadiens français est considérable. Ils occupent ainsi la plus large part des emplois dans l’industrie du taxi au Canada entre 1931 et 1941.

À la fin de la guerre, en 1945, le taxi devient une planche de salut pour les soldats démobilisés grâce à un plan de réinsertion professionnelle qui leur permet d’acheter leur taxi et de créer une nouvelle association de services. La coopérative de taxi Vétérans est inaugurée en 1946. Cette fois, les deux tiers de ses membres ne sont pas canadiens-français. Somme toute, dans les années 1950, les membres de l’industrie du taxi sont issus de quatre catégories : les déracinés des régions, les immigrants, les vétérans et les indésirables. Les vagues d’immigration internationale subséquentes vont accentuer la diversité des chauffeurs entre 1980 et 2000, de sorte que, au début du XXIe siècle, les conducteurs d’origine étrangère forment 60 % de l’ensemble de l’industrie.

On croise cette communauté cosmopolite régulièrement, sans la voir tant elle fait partie du paysage. Pourtant, elle représente une industrie trop souvent méconnue et sous-estimée, un microcosme de l’urbanité montréalaise. Effectivement, ces milliers de travailleurs autonomes rencontrent une multitude de personnes différentes qui défilent dans leur voiture, de jour comme de nuit. Une fois dans leur isoloir, ils doivent constamment s’adapter à diverses personnalités et circonstances, se faisant souvent « taxicologues », c’est-à-dire psychologues, guides touristiques, intervenants de première ligne, livreurs de marchandises, tout en demeurant d’ardents protecteurs de leur espace vital et de leur industrie, mais surtout, de leur liberté.

Une liberté empreinte de contraintes

Taxi - poste métro Honoré-Beaugrand

Photo couleur montrant quatre voitures de taxi en attente à un poste près de la station de métro Honoré-Beaugrand.
Archives de la Ville de Montréal, VM097-Y-02-D005A-060-03.
La culture du taxi est soumise à une nomenclature de règles et d’obligations. De tous les temps, le métier est dur pour qui le choisit. Ce sont des hommes pour la plupart, seulement 125 femmes conductrices sont recensées en 2016. En 2021, la moyenne d’âge des chauffeurs de taxi à Montréal est de 55 ans. Peu valorisée, cette profession exige de longues heures de travail (12 à 14 heures par jour), mais offre aux artisans du taxi la possibilité d’organiser leur propre horaire.

En fin de compte, c’est le service client qui fait foi et loi. Dès lors, comment les chauffeurs tirent-ils leur épingle du jeu? Ils doivent savoir s’ajuster, surtout à la demande. Certains réussissent mieux que d’autres à rentabiliser leur véhicule et à vivre du métier, grâce à un savant mélange de personnalité, de style, de stratégies d’affaires, de flair quant aux meilleures opportunités en fonction de leur réalité. Une des tactiques consiste à prendre des contrats d’appoint étonnants : service de transport adapté et d’accompagnement paramédical, à condition d’avoir la formation requise; transport de prélèvements médicaux pour les hôpitaux et les cliniques (échantillons de sang, d’urine), nécessitant un certificat de formation reconnue; taxibus; services aux écoliers; survoltage de batteries et autres.

« Mouche » ou « araignée », nuit et jour

Taxi - répartiteur

Photo couleur de 1990 montrant un homme assis à son bureau de travail, avec un casque d’écoute avec micro, et sur la table devant lui, un ordinateur et un téléphone.
Collection personnelle Ray Bonin
Le choix de travailler de jour ou de nuit détermine les approches du client qui se distinguent par la métaphore de la « mouche » et de l’« araignée », inspirée du roman de Rawi Hage, Carnaval. La mouche cherche ses clients sur la route, en mode hélage, tandis que l’araignée se place aux postes d’attente. Il existe deux façons de héler un taxi, avec le geste de la main ou électroniquement par les applications mobiles apparues au début du XXIe siècle. Peu importe leur style, les chauffeurs de taxi doivent être astucieux pour essayer de maximiser les courses et les revenus.

Sauf exception, la clientèle de nuit n’est pas facile et souvent imprévisible, mais susceptible d’apporter de bons pourboires. Elle doit néanmoins être bien servie, et les chauffeurs doivent également savoir comment s’en préserver. Ce savoir-faire ne s’apprend que par l’expérience et il faut être capable de parfois faire face aux réalités les plus sombres de la nuit. La clientèle de jour est fort différente, mais non moins exigeante. Le chauffeur de taxi de jour traite une tout autre réalité, une clientèle qui se compose davantage de gens d’affaires, de touristes, de personnes qui se déplacent pour des rendez-vous personnels notamment.

Les postes d’attente existent depuis les années 1910 à Montréal. En 1987, on en compte une cinquantaine dans la métropole. Vingt ans plus tard, les chauffeurs de taxi peuvent choisir d’exercer leur métier sur une centaine de postes d’attente privés, publics ou communs disséminés à travers la ville, moyennant une entente financière avec les gestionnaires de terrain.

Répartition et communication : du téléphone au GPS

Taxi - répartiteur 2

Photo noir et blanc d’un chauffeur de taxi prenant un appel d’une boîte téléphonique accrochée à un poteau sur un trottoir, sa voiture est stationnée derrière lui sur une rue résidentielle.
Collection personnelle Ray Bonin
« En 1920, le téléphone est important pour relier les postes d’attente de taxi et les garages aux clients des beaux quartiers qui disposent d’un tel appareil, ainsi qu’à ceux et celles qui fréquentent les hôtels et les restaurants. On peut supposer que la réalité du marché à Chicago ne s’écarte pas vraiment sur ce point de celle de Montréal. » ― Jean-Philippe Warren, Histoire du taxi à Montréal

Les premières formes de communication entre un central et les chauffeurs de taxi apparaissent dans la métropole québécoise au début des années 1940. Après la Deuxième Guerre mondiale, vers 1947, les taxis profitent de la technologie américaine pour améliorer leur système de communication en introduisant des émetteurs radio dans les véhicules, jusqu’à leur abandon en 1998, la technologie n’étant plus rentable. Aussi, les compagnies de téléphone développent un système qui permet aux répartiteurs de communiquer directement avec tous les chauffeurs de taxi à partir d’une ligne directe. Les appareils sont installés sur des poteaux de téléphone dans quelques postes d’attente à travers la ville. Autour des années 2000 s’amorcent les premières tentatives de communication par un système de répartition assisté d’un GPS (Global Positioning System), capable de repérer le taxi le plus proche correspondant à la zone où se trouve le client et à ses critères. Taxi Diamond inaugure et installe le sien en 2009, les autres compagnies de taxi suivent. Un bon répartiteur pouvait faire 10 appels par minute auparavant. Maintenant que tout est informatisé, le système avec GPS en fait 100 par minute!

Afin d’assurer un service continu à toute personne sur l’île de Montréal et de garantir un revenu convenable à tous les chauffeurs de taxi, le gouvernement québécois décide de constituer trois agglomérations en 1973, correspondant à des zones distinctes d’exercice : l’Est, l’Ouest et Montréal-Centre. Effectivement, les chauffeurs du centre-ville, plus dense, obtenaient plus de courses que ceux de l’Est et de l’Ouest. Dès lors, chaque chauffeur a l’obligation de retourner au poste d’attente de son agglomération une fois sa course terminée et n’a pas le droit de prendre un client à moins de 60 mètres de son poste.

En 2020, la nouvelle loi provinciale a entraîné la dissolution des agglomérations. Ce décloisonnement a pour avantage de permettre aux chauffeurs d’offrir leurs services de taxi dans tout le Québec désormais, ce qui signifie, entre autres choses, qu’ils peuvent prendre un passager sur la route sans jamais revenir à vide.

Références bibliographiques

BERGERON, Johane. « Taxi! Témoins de la cité! », Projet d’exposition sur les chauffeurs de taxi, Rapport de stage, projet de recherche-action, Mémoire (M.A. en muséologie), Université du Québec à Montréal, août 2017, 119 p.

BUREAU DU TAXI DE MONTRÉAL. Mémoire du Bureau du taxi de Montréal. Consultations particulières et auditions publiques sur le projet de la loi no 17 Loi concernant le transport rémunéré de personnes par automobile. Pour des services de qualité, sécuritaires, accessibles, fiables, durables et stratégiquement intégrés à la mobilité de la métropole, 2 mai 2019. MéMoire du Bureau du taxi de Montréal

HAGE, Rawi. Carnaval, éditions Alto, 2013, 375 p.

PROVOST, Anne-Marie. « L’industrie du taxi gagnerait à compter plus de femmes, disent des conductrices », Radio-Canada Info, 8 mars 2016. 

SHOETERS, Jean. « La Mystérieuse Histoire de Boisjoly Taxi », Montréal Taxi Blog, 7 octobre 2014. 

WARREN, Jean-Philippe. Histoire du taxi à Montréal. Des taxis jaunes à UberX, Les Éditions du Boréal, 2020, 432 p.

« Client à moins de 60 mètres d’un poste d’attente », Taxi Le Journal, Bureau du taxi de Montréal, volume 13, no 1, hiver 2011, p. 6.

« Organe vital de la métropole : les taxis de Montréal ont 108 ans d’histoire! », Taxi Le Journal, Bureau du taxi de Montréal, hiver 2016, volume 23, no 4, p. 18.

Une série d'entrevues ont été réalisées en 2024 par Johane Bergeron dans le cadre de l’acquisition de la collection du Bureau de taxi de Montréal par le MEM. Les entrevues suivantes ont servi à l’écriture du présent article :

  • Entretien avec Ray Bonin, formateur chez Taxelco intervenant dans l’industrie du taxi depuis 1991, le 10 juin 2024. Ray Bonin a près de 35 ans de métier au cœur de l’industrie. Il a commencé comme téléphoniste-répartiteur à l’association Taxi Diamond, puis a occupé le poste de directeur des opérations et de responsable de transport adapté. Il a également été président du comité de discipline et agit maintenant à titre de formateur pour les chauffeurs et les employés chez Taxelco. Il a participé à l’instauration du premier GPS au Québec, à la création de plusieurs formations, à la finalisation des nouvelles normes d’opérations de Taxelco et a été également l’un des représentants du Québec aux National Occupational Standards.
  • Entretien avec Sylvain Tousignant, directeur du transport à la demande à l’Agence de mobilité durable, à Montréal, le 21 mai 2024. Arrivé en 2015 comme directeur adjoint au Bureau du taxi de Montréal, aujourd’hui disparu, il a assuré sa fermeture à titre de directeur général en 2019.