Contribuant à résoudre la grave pénurie de logements de l’après-guerre, la vaste coopérative de Saint-Léonard est à l’origine d’une nouvelle banlieue et marque l’avènement d’un mode de vie.
Saint-Léonard - Défilé
Un défilé mémorable
Le Front ouvrier, 31 mai 1947
Deux ans plus tôt, à cet endroit même, le ministre Paul Sauvé avait inauguré le chantier d’une première pelletée de terre. Le défi était de taille. Aussi observée dans les autres villes canadiennes, une crise du logement sévit à Montréal. Depuis plus de 30 ans, la construction et la rénovation résidentielle ont été freinées par la récession économique des années 1930 et les restrictions de la Deuxième Guerre mondiale. La population augmente à Montréal, la majorité trouve difficilement un logement à louer et peut encore moins espérer devenir propriétaire. Dans les années d’après-guerre, les études de la Ligue ouvrière catholique (LOC) relatent que de nombreux Montréalais sont contraints à s’entasser à une ou deux familles dans un logis exigu, vétuste et parfois insalubre.
Pour la LOC, fondée en 1939, la situation ne peut plus durer. La survie physique et morale de la famille chrétienne est menacée! L’entassement des familles en ville crée les conditions idéales pour le rejet des valeurs catholiques et la prolifération des idéaux communistes. La Ligue met la question du logement et de l’amélioration du milieu de vie au centre de ses préoccupations. L’idéal qu’elle développe se concentre sur la maison unifamiliale, située dans un voisinage homogène, loin des industries et des influences néfastes de la ville. Construite selon les normes modernes, la demeure de rêve assure à ses occupants l’accès à la propriété, au confort, au calme, à la salubrité et à la sécurité. À force de grands titres et d’articles publiés dans Le Front ouvrier, le journal officiel de la LOC, tels que « La maison familiale : la meilleure défense contre le communisme » ou « À chaque maison, sa famille », l’idéal fait son chemin.
Les pressions de nombreux groupes, dont la LOC, parviennent à convaincre le gouvernement Duplessis de la légitimité de leur démarche en 1948. Accompagnant le pouvoir provincial, le gouvernement fédéral et la Ville de Montréal mettent également en place des mesures financières pour contrer la crise du logement, mais aussi favoriser la construction résidentielle et l’accès à la propriété. Ce sera néanmoins aux ouvriers méritants d’épargner et de s’organiser collectivement. Plusieurs tentent ainsi de devenir membres d’une coopérative d’habitation car, de 1941 à 1968, elle permet l’accès à la propriété. Fondée en 1955, la Coopérative d’habitation de Montréal a le mandat de construire des maisons à prix abordables destinées à être ensuite revendues à leurs membres; l’intérêt du prêt de l’hypothèque étant subventionné.
Loger les familles du baby-boom
Saint-Léonard - Couple
En 1955, la Coopérative d’habitation de Montréal fait l’acquisition d’un terrain à Saint-Léonard, au nord de la rue Jarry, dans le secteur des rues Aimé-Renaud et Alphonse-Desjardins et de la place des Fondateurs. L’aménagement de la Coopérative se trouve juste au nord-est du noyau villageois, prédominé par l’église de Saint-Léonard-de-Port-Maurice, située sur l’ancien chemin de la Côte-Saint-Michel, aujourd’hui la rue Jarry.
Au début du XXe siècle, l’aspect rural et pittoresque de la petite municipalité de quelques centaines de résidants inspire les « peintres de la montée Saint-Michel ». Depuis plusieurs générations, des cultivateurs, comme J. J. Joubert, laitier montréalais bien connu, y possèdent de belles exploitations agricoles. En 1950, le Service de l’horticulture du ministère de l’Agriculture y prend en photo, par exemple, une ferme maraîchère modèle. Excellentes notamment pour les cultures de céleris et de concombres, les terres noires, une fois vendues à la Coopérative, sont enlevées et revendues par les constructeurs, qui vont laisser les terrains directement sur argile, selon Jean-François Leclerc, ancien résidant de Saint-Léonard.
Saint-Léonard - Ferme
Huit cents candidats à la vie en banlieue
Église Saint-Léonard-de-Port-Maurice
Mais les premières années ne sont pas toujours roses pour les pionniers de la coopérative de Saint-Léonard. En effet, les résidants qui s’installent dans leur demeure en 1956 doivent composer pendant deux ans avec un réseau d’approvisionnement en eau potable défectueux qui leur apporte de l’eau fétide en été et glacée en hiver. L’évacuation des eaux usées cause également un réel problème, tout comme les rues en terre qui deviennent boueuses au printemps.
Saint-Léonard - Famille
Sept modèles de maisons au choix
Les membres de la Coopérative achètent une demeure dont le prix varie en fonction de sa dimension, mais aussi de l’année d’achat. Sept modèles de maisons unifamiliales (souvent appelées bungalows) sont proposés : la maison à pignon à un étage (no 1), celle à un étage et demi (no 2), le bungalow standard comprenant cinq pièces sur un étage (no 3), le jumelé (no 4), la maison à palier (no 5), le bungalow en forme de L (no 6) et celui modifié à toit plat (no 7). Les deux premiers modèles présentent un pignon, mais seul le deuxième possède une fenêtre à l’étage, qui dévoile la présence du demi-étage. Dès 1957, les modèles les plus populaires sont sans contredit le no 3 et le no 6, qui comptent pour 489 des 655 habitations construites à Saint-Léonard. Les modèles les plus économiques (les numéros 1, 2, 3 et 6) se détaillent entre 8500 et 9500 dollars en 1959 (l’équivalent de 79 222 dollars à 88 542 dollars en 2021). La résidence à palier est la plus spacieuse et aussi la plus chère avec un prix moyen de 12 205 dollars (équivalent d’environ 113 753 dollars en 2021). Entre 1956 et 1962, le prix moyen d’un bungalow à Saint-Léonard passe de 8944 dollars à 11 666 dollars, une augmentation de 5 % annuellement.
Saint-Léonard - Inauguration
M. Leclerc explique les changements que la maison a tout de même nécessités : « Il y a eu des modifications au début des années 1960 pour transformer le deuxième étage [et y créer] trois chambres et une salle de séjour. Nous étions quatre enfants, mais j’ai longtemps partagé une chambre avec mon frère. Ils ont donc créé une nouvelle lucarne à l’arrière en soulevant une partie du toit. Au rez-de-chaussée se trouvaient une cuisine, un salon, deux petites chambres et une grande. La cave n’était pas finie. À part une chambre du rez-de-chaussée transformée en bureau, dont un mur fut ensuite enlevé pour l’ouvrir et en faire une salle à manger, il y a eu peu de changements, sauf pour la décoration, les meubles et les armoires de cuisine. De même pour l’aménagement paysager, les arbres ayant été plantés peu après l’achat. » L’ancienne demeure des Leclerc reflète bien le phénomène de l’évolution de la structure en fonction des besoins de la famille. Toutefois, pour certains, ces bungalows du tournant des années 1960 ne correspondent plus aux préoccupations familiales modernes, d’où la disparition de plus de la moitié de ces demeures, jadis la fierté des membres de la coopérative d’habitation de Saint-Léonard.
De la coopérative d’habitation à la coopérative de logements
Saint-Léonard - Co-op
En raison du baby-boom, mais aussi du profil de jeunes familles typique des nouvelles banlieues, les écoles primaires locales (une pour filles, une pour garçons) ont été rapidement dépassées, incapables d’accueillir tous les nouveaux écoliers. Des locaux commerciaux ont été réquisitionnés; Jean-François Leclerc se souvient d’ailleurs d’avoir fait sa troisième année dans une ancienne épicerie, le temps qu’une école préfabriquée soit construite. Pour pourvoir aux besoins de la communauté, une coopérative d’alimentation et une station d’essence sont aussi ouvertes. Avec les années, une aire de jeu pour enfants, un tennis, une piscine, un lieu d’activités de loisir municipal et une bibliothèque municipale ont été créés. La mère de Jean-François Leclerc a été une des premières techniciennes de la bibliothèque, après avoir étudié expressément en bibliothéconomie en 1968, après une vie de mère de famille.
Même si la Coopérative d’habitation de Montréal a également à son actif quelques dizaines d’autres résidences construites dans la grande région métropolitaine, ses activités cessent en 1963, un an après la fin du projet de Saint-Léonard. La Coopérative perd graduellement ses raisons d’être. L’implication des membres décline lorsque tous les sociétaires ont acheté leurs résidences, bien que certains restent actifs au sein du conseil municipal, comme le père de Jean-François Leclerc, qui sera échevin de la municipalité de 1960 à 1966.
De nouveaux venus, un nouveau style
Remplaçant la Coopérative en matière de développement immobilier, les promoteurs privés construisent des duplex « à l’italienne », attirant bien vite la diaspora italo-montréalaise à Saint-Léonard. Les enfants de la communauté fréquentent en majorité l’école anglophone, ce qui ne manque pas d’attiser les passions en 1968 lorsque la Commission scolaire de Saint-Léonard met en place une mesure pour rendre l’école francophone obligatoire.
L’expérience de Saint-Léonard, bien que positive à certains égards, montre également que le modèle de la coopérative d’habitation sous la forme de promoteur immobilier à vocation sociale peine à concurrencer le secteur privé. Délaissant l’achat de terrains et la construction de maisons unifamiliales pour les ensembles résidentiels moins onéreux, les coopératives d’habitation deviennent des coopératives de logements regroupant des coopérateurs-locataires à partir de 1968. Chose certaine, avec le projet de Saint-Léonard, se dessine l’attrait pour la banlieue qui est aujourd’hui encore très présent dans l’esprit de bien des résidants de la région métropolitaine.
Cet article est paru dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans Le Journal de Montréal du 20 novembre 2016. Il a été enrichi pour sa parution dans Mémoires des Montréalais.
Témoignage de Jean-François Leclerc, ancien résidant de Saint-Léonard, recueilli sous forme de question-réponse le 27 mars 2020.
COLLIN, Jean-Pierre. La cité coopérative canadienne-française, Saint-Léonard-de-Port-Maurice, Québec, Presses de l’Université du Québec-INRS, 1986, 184 p.
DIVISION DU PATRIMOINE ET DE LA TOPONYMIE. Évaluation du patrimoine urbain : arrondissement de Saint-Léonard, Montréal. Ville de Montréal, Service de la mise en valeur du territoire et du patrimoine, Direction du développement urbain, 2005, 43 p.
ST-JEAN, Guillaume. « Quel avenir pour l’ancienne coopérative de Saint-Léonard », dans Spacing Montreal, 14 mai 2012. (Consulté le 25 janvier 2020).
http://spacing.ca/montreal/2012/05/14/quel-avenir-pour-lancienne-coopera...
VOISIARD, Conrad, et Maria VOISIARD. Un brin d’histoire, la Coopérative d’habitation de Montréal, feuillet commémoratif, Arrondissement de Saint-Léonard, Service de la greffe, Bibliothèque de Saint-Léonard, 1984.