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Saint-Léonard, projet coopératif d’habitation d’envergure

22 novembre 2021
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Contribuant à résoudre la grave pénurie de logements de l’après-guerre, la vaste coopérative de Saint-Léonard est à l’origine d’une nouvelle banlieue et marque l’avènement d’un mode de vie.

Saint-Léonard - Défilé

Photo couleur d’un événement réunissant une foule nombreuse dans un nouveau quartier résidentiel. Une voiture se trouve à l’avant-plan.
Archives de l’Arrondissement de Saint-Léonard
Le 17 août 1958, Saint-Léonard est en fête! Le char allégorique de la Coopérative d’habitation de Montréal descend la rue Aimé-Renaud, au nord de Jarry, où une foule importante s’est assemblée. L’occasion n’est pas banale. Quatre rues sont inaugurées, celles du Notaire-Girard, des Prévoyants, C.-A.-Jobin et Paul-Sauvé, et la 250e maison construite par la Coopérative est bénie par le curé Jean Frédéric. Les fêtes de la coopérative de Saint-Léonard sont empreintes de valeurs nationalistes et clérico-coopératives.

Un défilé mémorable

Deux ans plus tôt, à cet endroit même, le ministre Paul Sauvé avait inauguré le chantier d’une première pelletée de terre. Le défi était de taille. Aussi observée dans les autres villes canadiennes, une crise du logement sévit à Montréal. Depuis plus de 30 ans, la construction et la rénovation résidentielle ont été freinées par la récession économique des années 1930 et les restrictions de la Deuxième Guerre mondiale. La population augmente à Montréal, la majorité trouve difficilement un logement à louer et peut encore moins espérer devenir propriétaire. Dans les années d’après-guerre, les études de la Ligue ouvrière catholique (LOC) relatent que de nombreux Montréalais sont contraints à s’entasser à une ou deux familles dans un logis exigu, vétuste et parfois insalubre.

Pour la LOC, fondée en 1939, la situation ne peut plus durer. La survie physique et morale de la famille chrétienne est menacée! L’entassement des familles en ville crée les conditions idéales pour le rejet des valeurs catholiques et la prolifération des idéaux communistes. La Ligue met la question du logement et de l’amélioration du milieu de vie au centre de ses préoccupations. L’idéal qu’elle développe se concentre sur la maison unifamiliale, située dans un voisinage homogène, loin des industries et des influences néfastes de la ville. Construite selon les normes modernes, la demeure de rêve assure à ses occupants l’accès à la propriété, au confort, au calme, à la salubrité et à la sécurité. À force de grands titres et d’articles publiés dans Le Front ouvrier, le journal officiel de la LOC, tels que « La maison familiale : la meilleure défense contre le communisme » ou « À chaque maison, sa famille », l’idéal fait son chemin.

Les pressions de nombreux groupes, dont la LOC, parviennent à convaincre le gouvernement Duplessis de la légitimité de leur démarche en 1948. Accompagnant le pouvoir provincial, le gouvernement fédéral et la Ville de Montréal mettent également en place des mesures financières pour contrer la crise du logement, mais aussi favoriser la construction résidentielle et l’accès à la propriété. Ce sera néanmoins aux ouvriers méritants d’épargner et de s’organiser collectivement. Plusieurs tentent ainsi de devenir membres d’une coopérative d’habitation car, de 1941 à 1968, elle permet l’accès à la propriété. Fondée en 1955, la Coopérative d’habitation de Montréal a le mandat de construire des maisons à prix abordables destinées à être ensuite revendues à leurs membres; l’intérêt du prêt de l’hypothèque étant subventionné.

Loger les familles du baby-boom

Saint-Léonard - Couple

Un homme tenant un bébé dans ses bras et une femme qui regarde le bébé se tiennent debout sur un vaste terrain dans un nouveau quartier en construction. À l’arrière-plan, différents modèles de maisons unifamiliales.
Archives de l’Arrondissement de Saint-Léonard
Des photographies prises à l’époque montrent un couple cajolant son bébé ou une mère de famille et ses enfants devant les maisons en construction. Tous espèrent s’installer bientôt dans leur nouvelle demeure à Saint-Léonard-de-Port-Maurice (l’ancien nom de la municipalité) et représentent bien le slogan À chaque maison, sa famille.

En 1955, la Coopérative d’habitation de Montréal fait l’acquisition d’un terrain à Saint-Léonard, au nord de la rue Jarry, dans le secteur des rues Aimé-Renaud et Alphonse-Desjardins et de la place des Fondateurs. L’aménagement de la Coopérative se trouve juste au nord-est du noyau villageois, prédominé par l’église de Saint-Léonard-de-Port-Maurice, située sur l’ancien chemin de la Côte-Saint-Michel, aujourd’hui la rue Jarry.

Au début du XXe siècle, l’aspect rural et pittoresque de la petite municipalité de quelques centaines de résidants inspire les « peintres de la montée Saint-Michel ». Depuis plusieurs générations, des cultivateurs, comme J. J. Joubert, laitier montréalais bien connu, y possèdent de belles exploitations agricoles. En 1950, le Service de l’horticulture du ministère de l’Agriculture y prend en photo, par exemple, une ferme maraîchère modèle. Excellentes notamment pour les cultures de céleris et de concombres, les terres noires, une fois vendues à la Coopérative, sont enlevées et revendues par les constructeurs, qui vont laisser les terrains directement sur argile, selon Jean-François Leclerc, ancien résidant de Saint-Léonard.

Saint-Léonard - Ferme

Photo en noir et blanc montrant un cultivateur penché sur des plants de concombres. On aperçoit des bâtiments de la ferme et deux voitures en arrière-plan.
BAnQ Vieux-Montréal. E6,S7,SS1,D50130.
L’arrivée de la Coopérative d’habitation va effectivement modifier le visage de la localité agricole, la transformant en quelques années en banlieue urbaine. « La majeure partie du territoire était en friche. Il y avait des fermes encore actives, comme celle des Hubert sur la rue Jarry, [mais aussi des] bâtiments agricoles abandonnés. Il y avait même une pépinière qui a déménagé ensuite sur la Rive-Sud », se rappelle Jean-François Leclerc, arrivé enfant à Saint-Léonard. Pour les jeunes nouvellement installés à Saint-Léonard, les terres en friche autour de la maison deviennent de véritables terrains de jeux. M. Leclerc se souvient que le site actuel du parc Wilfrid-Bastien, surnommé par les jeunes « l’endroit de l’Arbre du tonnerre » (car un arbre y avait été foudroyé), a été le théâtre de bien des combats, de jeux de cachette et d’histoires diverses, non loin d’un étang couvert de roseaux.

Huit cents candidats à la vie en banlieue

Église Saint-Léonard-de-Port-Maurice

Photo en noir et blanc d’une église et de son presbytère dans un environnement agricole.
BAnQ Québec, E6,S8,SS1,SSS689,D4165,PA1
La création de cette nouvelle banlieue à Saint-Léonard comportait de nombreux défis pour les coopérateurs. Dans un contexte de crise du logement sévère à Montréal, la Coopérative devait recruter des sociétaires à revenu modeste, mais stable, pour financer la construction des 655 maisons unifamiliales de Saint-Léonard. Huit cents personnes posent leur candidature, enthousiastes à l’idée de s’installer dans la petite localité agricole. Sélectionnés pour leurs bonnes mœurs et leur situation financière stable, les sociétaires s’assemblent une fois par mois à l’école Meilleur, puis à l’école Louis-Hébert, pour suivre les progrès de la construction et, surtout, pour participer à la loterie. Si par chance votre nom est tiré, vous pouvez emménager immédiatement dans votre maison fraîchement terminée!

Mais les premières années ne sont pas toujours roses pour les pionniers de la coopérative de Saint-Léonard. En effet, les résidants qui s’installent dans leur demeure en 1956 doivent composer pendant deux ans avec un réseau d’approvisionnement en eau potable défectueux qui leur apporte de l’eau fétide en été et glacée en hiver. L’évacuation des eaux usées cause également un réel problème, tout comme les rues en terre qui deviennent boueuses au printemps.

Saint-Léonard - Famille

Des maisons en construction dans un nouveau quartier résidentiel. Il n’y a pas d’arbres ni de pelouse. Une mère et ses deux jeunes enfants sont dans le coin inférieur droit de la photo.
Archives de l’Arrondissement de Saint-Léonard
Les Leclerc ne sont pas étrangers à ces aléas quand ils s’installent en 1957 dans une maison jumelée au 8290, rue Alphonse-Desjardins, l’un des croissants aménagés par la Coopérative d’habitation de Montréal. Alors enfant, Jean-François Leclerc se souvient aujourd’hui « du sol de la cour chargé d’eau au printemps et, pendant plusieurs années, des rues en terre battue badigeonnées l’été de résidus pétroliers pour éviter la poussière, avec des fossés de chaque côté des rues. » M. Leclerc ajoute : « Tout à fait rustique, [le] calvaire des mères gardiennes de la propreté! La mère de ma mère, qui vivait à La Pocatière, l’avait visitée à ce moment et lui avait dit : “Ma fille, moi qui pensais qu’en déménageant, tu allais améliorer ton sort!” » Heureusement, le problème de l’aqueduc est réglé en 1958, le réseau d’égout et l’asphaltage sont achevés en juin 1961.

Sept modèles de maisons au choix

Les membres de la Coopérative achètent une demeure dont le prix varie en fonction de sa dimension, mais aussi de l’année d’achat. Sept modèles de maisons unifamiliales (souvent appelées bungalows) sont proposés : la maison à pignon à un étage (no 1), celle à un étage et demi (no 2), le bungalow standard comprenant cinq pièces sur un étage (no 3), le jumelé (no 4), la maison à palier (no 5), le bungalow en forme de L (no 6) et celui modifié à toit plat (no 7). Les deux premiers modèles présentent un pignon, mais seul le deuxième possède une fenêtre à l’étage, qui dévoile la présence du demi-étage. Dès 1957, les modèles les plus populaires sont sans contredit le no 3 et le no 6, qui comptent pour 489 des 655 habitations construites à Saint-Léonard. Les modèles les plus économiques (les numéros 1, 2, 3 et 6) se détaillent entre 8500 et 9500 dollars en 1959 (l’équivalent de 79 222 dollars à 88 542 dollars en 2021). La résidence à palier est la plus spacieuse et aussi la plus chère avec un prix moyen de 12 205 dollars (équivalent d’environ 113 753 dollars en 2021). Entre 1956 et 1962, le prix moyen d’un bungalow à Saint-Léonard passe de 8944 dollars à 11 666 dollars, une augmentation de 5 % annuellement.

Saint-Léonard - Inauguration

Un homme, avec le cardinal Léger à ses côtés et une foule d’hommes, de femmes et d’enfants derrière lui, s’apprête à couper un ruban pour inaugurer un boulevard.
Archives de l’Arrondissement de Saint-Léonard
Avec ses 655 maisons, le projet coopératif de Saint-Léonard est le plus important au Québec au chapitre du nombre d’habitations réalisées. Cependant les modestes maisons unifamiliales construites au tournant des années 1960 sont désormais en danger. En 2012, seulement 278 demeures d’origine étaient toujours visibles à Saint-Léonard, plusieurs ayant perdu leur allure initiale au fil des rénovations. L’une d’entre elles est l’ancienne maison des Leclerc. « La maison de mes parents existe encore au 8290, Alphonse-Desjardins, mentionne Jean-François Leclerc. Le fait qu’elle soit jumelée l’a probablement protégée, car il était difficile de la modifier en respectant les proportions de l’autre section. Bien insonorisée, elle donnait le sentiment d’être chez soi. Les voisins étaient des amis de mes parents, nous les appelions mon oncle et ma tante. »

M. Leclerc explique les changements que la maison a tout de même nécessités : « Il y a eu des modifications au début des années 1960 pour transformer le deuxième étage [et y créer] trois chambres et une salle de séjour. Nous étions quatre enfants, mais j’ai longtemps partagé une chambre avec mon frère. Ils ont donc créé une nouvelle lucarne à l’arrière en soulevant une partie du toit. Au rez-de-chaussée se trouvaient une cuisine, un salon, deux petites chambres et une grande. La cave n’était pas finie. À part une chambre du rez-de-chaussée transformée en bureau, dont un mur fut ensuite enlevé pour l’ouvrir et en faire une salle à manger, il y a eu peu de changements, sauf pour la décoration, les meubles et les armoires de cuisine. De même pour l’aménagement paysager, les arbres ayant été plantés peu après l’achat. » L’ancienne demeure des Leclerc reflète bien le phénomène de l’évolution de la structure en fonction des besoins de la famille. Toutefois, pour certains, ces bungalows du tournant des années 1960 ne correspondent plus aux préoccupations familiales modernes, d’où la disparition de plus de la moitié de ces demeures, jadis la fierté des membres de la coopérative d’habitation de Saint-Léonard.

De la coopérative d’habitation à la coopérative de logements

Saint-Léonard - Co-op

Deux hommes se tiennent debout au milieu d’un commerce d’alimentation.
Archives de l’Arrondissement de Saint-Léonard
Au rythme de 10 à 12 maisons construites par mois, l’objectif de la Coopérative est atteint en sept ans, faisant passer le nombre de résidants de 800 à 8000. Le 30 septembre 1962, le cardinal Paul-Émile Léger vient célébrer l’évènement, inaugurant par la même occasion le boulevard Lacordaire avec le maire Paul-Émile Petit. La même année, Saint-Léonard-de-Port-Maurice perd sa « particule » et devient plus simplement « Saint-Léonard ». Le mode de vie de banlieusard à l’américaine supplante graduellement celui des villageois cultivateurs d’origine.

En raison du baby-boom, mais aussi du profil de jeunes familles typique des nouvelles banlieues, les écoles primaires locales (une pour filles, une pour garçons) ont été rapidement dépassées, incapables d’accueillir tous les nouveaux écoliers. Des locaux commerciaux ont été réquisitionnés; Jean-François Leclerc se souvient d’ailleurs d’avoir fait sa troisième année dans une ancienne épicerie, le temps qu’une école préfabriquée soit construite. Pour pourvoir aux besoins de la communauté, une coopérative d’alimentation et une station d’essence sont aussi ouvertes. Avec les années, une aire de jeu pour enfants, un tennis, une piscine, un lieu d’activités de loisir municipal et une bibliothèque municipale ont été créés. La mère de Jean-François Leclerc a été une des premières techniciennes de la bibliothèque, après avoir étudié expressément en bibliothéconomie en 1968, après une vie de mère de famille.

Même si la Coopérative d’habitation de Montréal a également à son actif quelques dizaines d’autres résidences construites dans la grande région métropolitaine, ses activités cessent en 1963, un an après la fin du projet de Saint-Léonard. La Coopérative perd graduellement ses raisons d’être. L’implication des membres décline lorsque tous les sociétaires ont acheté leurs résidences, bien que certains restent actifs au sein du conseil municipal, comme le père de Jean-François Leclerc, qui sera échevin de la municipalité de 1960 à 1966.

De nouveaux venus, un nouveau style

Remplaçant la Coopérative en matière de développement immobilier, les promoteurs privés construisent des duplex « à l’italienne », attirant bien vite la diaspora italo-montréalaise à Saint-Léonard. Les enfants de la communauté fréquentent en majorité l’école anglophone, ce qui ne manque pas d’attiser les passions en 1968 lorsque la Commission scolaire de Saint-Léonard met en place une mesure pour rendre l’école francophone obligatoire.

L’expérience de Saint-Léonard, bien que positive à certains égards, montre également que le modèle de la coopérative d’habitation sous la forme de promoteur immobilier à vocation sociale peine à concurrencer le secteur privé. Délaissant l’achat de terrains et la construction de maisons unifamiliales pour les ensembles résidentiels moins onéreux, les coopératives d’habitation deviennent des coopératives de logements regroupant des coopérateurs-locataires à partir de 1968. Chose certaine, avec le projet de Saint-Léonard, se dessine l’attrait pour la banlieue qui est aujourd’hui encore très présent dans l’esprit de bien des résidants de la région métropolitaine.

Cet article est paru dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans Le Journal de Montréal du 20 novembre 2016. Il a été enrichi pour sa parution dans Mémoires des Montréalais.

Références bibliographiques

Témoignage de Jean-François Leclerc, ancien résidant de Saint-Léonard, recueilli sous forme de question-réponse le 27 mars 2020.

COLLIN, Jean-Pierre. La cité coopérative canadienne-française, Saint-Léonard-de-Port-Maurice, Québec, Presses de l’Université du Québec-INRS, 1986, 184 p.

DIVISION DU PATRIMOINE ET DE LA TOPONYMIE. Évaluation du patrimoine urbain : arrondissement de Saint-Léonard, Montréal. Ville de Montréal, Service de la mise en valeur du territoire et du patrimoine, Direction du développement urbain, 2005, 43 p.

ST-JEAN, Guillaume. « Quel avenir pour l’ancienne coopérative de Saint-Léonard », dans Spacing Montreal, 14 mai 2012. (Consulté le 25 janvier 2020).
http://spacing.ca/montreal/2012/05/14/quel-avenir-pour-lancienne-coopera...

VOISIARD, Conrad, et Maria VOISIARD. Un brin d’histoire, la Coopérative d’habitation de Montréal, feuillet commémoratif, Arrondissement de Saint-Léonard, Service de la greffe, Bibliothèque de Saint-Léonard, 1984.