Deux familles — l’une d’origine anglaise, l’autre d’origine américaine — s’uniront et contribueront largement à modeler le visage du Plateau Mont-Royal, pendant quatre générations.
Stanley Bagg
Stanley Bagg quitte le Massachusetts vers 1795 en compagnie de ses deux sœurs, de son frère, Abner, et de leur père, Phineas. Phineas est veuf, fermier et endetté; c’est sans doute pour fuir ses créanciers qu’il émigre au Canada. On retrouve sa trace en 1798, alors qu’il est aubergiste à Laprairie, sur la rive sud du Saint-Laurent. C’est d’ailleurs ce métier d’aubergiste qui permet à la famille Bagg de prendre racine dans le Mile End : en 1810, Phineas et Stanley, alors âgé de 22 ans, signent un bail de 5 ans avec un dénommé John Clark pour louer la taverne dite du « Mile End », située sur ce qui est maintenant le coin nord-ouest du boulevard Saint-Laurent et de l’avenue du Mont-Royal.
L’union de deux familles
John Clark
Mais c’est surtout une troisième activité, la spéculation foncière, qui consolide la fortune de la famille Bagg pour les générations à venir. Le beau-père de Stanley, John Clark, a acheté de nombreuses fermes sur le versant est du mont Royal et au nord de cette même montagne, tout autour de l’auberge du Mile End. Stanley loue aussi d’autres terres dans le même secteur; ces fermes sont notamment utilisées comme pâturage pour le cheptel destiné à la boucherie de John Clark.
Lors de son décès, en 1827, John Clark laisse à son unique petit-fils, Stanley Clark Bagg, né en 1820, la plupart de ses biens, dont la Clark Cottage Farm devenue aujourd’hui le parc Jarry. Dans le même testament, John Clark lègue à sa femme Mary Mitcheson la Mile End Farm de 60 arpents qui longe le chemin Saint-Laurent, de la limite de la ville au sud de la voie Duluth jusqu’à l’avenue du Mont-Royal, avec sa résidence, Mile End Lodge, située à la limite sud de la ferme; ainsi qu’une autre ferme de 15 acres située plus au nord. Quant à sa fille, Mary Ann, l’épouse de Stanley, elle hérite des propriétés de Durham, en Angleterre. Mary décède cependant en 1835, à l’âge de 39 ans, et laisse son fils Stanley Clark Bagg, un mineur de 14 ans, comme seul héritier.
Un patrimoine foncier sans équivalent
Stanley Clark Bagg
Lorsque Stanley Clark Bagg prend en main les affaires familiales, il partage avec son grand-père et son père une vision de la propriété foncière qui s’inspire des pratiques de la noblesse anglaise : la famille demeure propriétaire de grands domaines pendant plusieurs générations, vivant des revenus tirés de leur location et de leur exploitation. Ces revenus proviennent de deux sources : dans les zones encore rurales, les fermes sont louées à des métayers qui s’engagent, souvent par bail notarié, à payer un loyer, à améliorer les terres (enlèvement des pierres, drainage, construction de digues, etc.) et à verser une partie de la récolte. Les baux précisent le type et la quantité de bétail qui devra y être élevé, la nature des fourrages et énumèrent de façon détaillée les travaux d’entretien à accomplir. Par contre, dans les secteurs en voie d’urbanisation, les fermes peuvent être subdivisées en lots urbains.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’abolition du régime seigneurial en 1840 sur l’île de Montréal, le régime foncier commence à évoluer vers des formes plus capitalistes d’exploitation du sol. Stanley Clark Bagg reconnait d’ailleurs la dette de la famille envers les Sulpiciens et les arrérages seront payés avant de vendre les terres sous forme de lots. Il ne met cependant pas fin à la pratique d’assujettir ces mêmes lots à la rente constituée, prévue par son grand-père : au contraire, son testament rédigé en 1866 la prolonge et prévoit que ses biens immobiliers ne pourront être vendus à moins d’être accompagnés d’une rente, dont les bénéficiaires sont sa veuve, ses enfants et ses petits-enfants. Il précise même qu’elle ne pourra être remboursée avant que ces derniers atteignent leur majorité. Mais les progrès de l’urbanisation rendent ce type de contrainte de moins en moins attrayant pour les promoteurs fonciers. Les héritiers de Stanley Clark Bagg s’adressent au Parlement québécois en 1874 pour obtenir une loi qui déroge au testament en leur permettant de disposer de leurs propriétés comme bien leur semble.
Cet article est extrait des textes suivants, disponibles sur le site Internet Mémoire du Mile End : Deux familles montréalaises : les Bagg et les Clark, Le boucher John Clark et le marchand Stanley Bagg et Stanley Clark Bagg.
DESJARDINS, Yves. Histoire du Mile End, Québec, Septentrion, 2017, 355 p.