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Le Bon Dieu en taxi

03 octobre 2025

Dossier

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Les fondateurs de compagnies de taxi ont imprégné l’histoire du taxi à Montréal, mais un homme s’est distingué par son apport exceptionnel aux chauffeurs. On l’appelait le « Bon Dieu en taxi ».

« Au beau milieu de la dernière guerre, un jeune prêtre volubile et costaud, Paul Aquin, rêvait d’être missionnaire en Chine. Or, il allait plutôt devenir le fondateur de la mission la plus inusitée en Amérique du Nord, dans les roulottes du “Bon Dieu en taxi” auxquelles Life Times, Paris Match, consacrèrent articles et photos. » — Pierre Léger, Photo-Journal

Le Bon Dieu en taxi

Photo en noir et blanc montrant une grande roulotte chapelle dans un stationnement.
BAnQ, E6,S7,SS1,D227301
Durant les années 1960, 80 % des chauffeurs de taxi à Montréal sont catholiques et forment la majorité de la communauté de l’industrie du taxi. À l’image du Québec de l’époque, à prédominance canadienne-française, ce sont de fervents croyants qui n’hésitent pas à exhiber leur foi. Le révérend père Paul Aquin constate la misère de cette classe ouvrière toujours à bout de souffle, misère encore plus apparente après le dégel du nombre de permis émis dans l’après-guerre, en 1945. En effet, environ 15 000 chauffeurs de taxi « réguliers » (c’est-à-dire à temps plein) et à temps partiel tentent alors, tant bien que mal, de soutenir un rythme de 12 à 15 heures, parfois jusqu’à 18 heures, de travail quotidien, pour gagner un salaire raisonnable. En outre, il observe qu’il est assez rare qu’ils puissent s’offrir des vacances ou passer du temps avec leur famille. Qui plus est, étant constamment sur la route, sans toujours exclure le dimanche, il leur est difficile de trouver le temps d’assister à l’office pour pratiquer leur religion. Sensible à leur cause, l’aumônier décide de s’engager auprès de leur communauté afin de leur venir en aide, au plan tant spirituel que moral.

Pour réaliser ce projet qu’il mijote depuis 1954, le père Paul Aquin obtient d’abord l’appui du cardinal Paul-Émile Léger, puis se met à la recherche du meilleur moyen d’atteindre les chauffeurs là où ils sont, sans qu’ils aient à se déplacer à l’église. Son expérience d’aumônier chez les pompiers, puis au pénitencier Saint-Vincent-de-Paul, lui rappelle l’importance d’un apostolat direct et adapté aux croyants. Après avoir sondé le terrain auprès de l’industrie, il est convaincu qu’un soutien pastoral propre aux chauffeurs de taxi de Montréal est la meilleure voie à suivre. Pour mener à bien sa mission apostolique originale, qui lui permettra de desservir exclusivement dans ce milieu, il imagine construire une sorte de roulotte-église dans laquelle il pourrait célébrer des messes diurnes et nocturnes et joindre directement les fidèles dans leur paroisse.

« Puisque les garages sont ouverts jour et nuit au service des voitures, plaide le père Aquin, pourquoi ne ferions-nous pas la même chose au service des âmes ? » — Pierre Léger, Photo-Journal

Propager la foi moderne dans une église ambulante

Le Bon Dieu en taxi intérieur

Photo en noir et blanc montrant l’intérieur d’une grande roulotte transformée en chapelle avec une série de bancs en bois et, au fond, un autel.
BAnQ, E6,S7,SS1,D227298
L’histoire commence donc le 2 février 1957 par la bénédiction de la chapelle roulante à l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal par le cardinal Léger. L’aumônier a 35 ans lorsqu’il est nommé à la tête de ce ministère du taxi unique au monde. Il portera cette lourde et exclusive tâche avec un inlassable dévouement de 1957 à 1969. Pour souligner l’inauguration, le père Aquin invite les journalistes à venir visiter la chapelle roulante dans la cour de la paroisse de l’Immaculée-Conception où elle est stationnée, à l’angle des voies Rachel et Papineau. Cette première roulotte mobile, reçue en don, mesure 46 pieds. Elle est mise à la disposition des chauffeurs de taxi 24 heures par jour. Deux messes par nuit sont offertes tous les dimanches. Les autres jours de la semaine, la chapelle est transportée chaque soir à minuit dans les paroisses de l’île de Montréal pour offrir une messe tous les matins. Ainsi, la petite église sur roues passe 24 heures complètes dans chaque paroisse six fois par année, une tournée se faisant sur un cycle de deux mois. Outre une publication intitulée Le Bon Dieu en taxi, la messe du samedi est retransmise en direct à la radio de CJMS dans le cadre de l’émission du même nom. Le succès est immédiat. L’aumônier et sa roulotte ne suffisent pas à la demande. Certains journalistes diront plus tard qu’il a vidé les églises.

L’œuvre du Bon Dieu en taxi est si populaire qu’une deuxième roulotte est rapidement nécessaire pour soutenir sa mission religieuse. Assemblée par la General Coach Works of Canada selon les indications du père Aquin, la « roulotte-cathédrale », comme il l’appelle, arrive tout droit de l’Ontario à Montréal en 1959. Sa longueur de 55 pieds en fait la plus grande remorque jamais construite au Canada. On ne peut pas la manquer : ornée de vitraux des deux côtés, elle arbore un affichage bilingue, « le Bon Dieu en taxi » et « Taximan’s Mobile Church ». Elle peut accueillir 60 personnes assises et 125 debout. Toutefois, la plupart des fidèles (200 000 en à peine deux ans, jusqu’à environ 450 000 en 1964), qui ne conduisent pas tous des taxis, apprécient la possibilité d’écouter la messe amplifiée par des haut-parleurs placés à l’extérieur, dans le confort de leur voiture. Ceux qui souhaitent communier signalent leur intention avec leurs phares. Il faut dire que la mission est ouverte à tous. D’autres catégories de travailleurs fréquentent les roulottes qui sont ouvertes de 11 h 40 du matin à 4 h dans la nuit. On pense aux employés de radio et de télévision, des clubs de nuit, des hôtels, aux chauffeurs de camion, etc.

Une organisation efficace

Le Bon Dieu en taxi rue Rachel

Photographie en noir et blanc montrant cinq hommes debout devant une roulotte sur laquelle on peut lire “Taximen’s mobile chapel”.
BAnQ, E6,S7,SS1,P229216
L’aumônier a un esprit structuré et organisé. Depuis ses débuts en 1957, dans la roulotte-wagon qu’il habite, il est aidé par une secrétaire à temps plein qui tient en ordre un fichier contenant les adresses et les numéros de téléphone de tous les chauffeurs afin de leur poster leur revue. Aussi, ils sont tous les bienvenus pour exposer leurs problèmes, demander conseil, se confesser, et tout simplement causer ou casser la croûte. À partir de 1960, les Jésuites adjoignent des aumôniers pour assister le R.P. Aquin dans sa tâche, entre autres, les R.R. P.P. Léon Lajoie S.J., Jean-Louis Lalande S.J., Henri Ouimet S.J. Quatre ou sept laïcs, selon les sources, tout comme d’autres prêtres viennent prêter main-forte, tant les besoins sont immenses.

Une troisième roulotte surnommée « SteinGod », en référence à la chaîne d’alimentation Steinberg, s’ajoute en 1961. Elle contribue à nourrir les ambitions sociales du révérend puisqu’elle sert à distribuer des secours alimentaires aux nécessiteux, sans tenir compte de leur croyance religieuse. Enfin, une quatrième roulotte vouée à l’assistance sociale est aménagée pour loger le personnel de la paroisse ambulante et servir de bureau d’aide aux personnes ayant besoin d’une assistance financière immédiate.

D’abord célébrées au parc La Fontaine, les messes du Bon Dieu en taxi sont dites au parc Jeanne-Mance, tandis que la roulotte géante de la chapelle-cathédrale est installée près du monument George-Étienne Cartier au pied du mont Royal, sur l’avenue du Parc. En 1961, les roulottes migrent sur la rue Rachel, en face des usines Angus, puis, en 1962, sur un terrain avoisinant le centre commercial Maisonneuve, rue Sherbrooke Est. L’œuvre cesse d’être itinérante afin de ne plus perdre de temps en déplacements quotidiens.

Ascension et financement des activités

Le Bon Dieu en taxi 1960

Photo en noir et blanc de deux hommes debout dans un bureau. Celui de gauche regarde celui de droite en tenant une petite boîte dans sa main droite, et celui de droite regarde le photographe en prenant ou en déposant quelque chose dans la petite boîte.
Archives de la Ville de Montréal, VM166-D01273-001
Malgré le scepticisme général et les débuts incertains de la mission, le Bon Dieu en taxi dépasse toutes les expectatives quatre ans après son lancement et ne cesse de poursuivre son expansion. Soutenir ce ministère itinérant est toutefois exigeant, et coûte cher. Il faut reconnaître que le père Aquin a le sens du marketing et de la publicité pour porter sa vision et recueillir l’argent nécessaire à ses activités. Moderne et avant-gardiste, il organise des quêtes publiques et des événements de financement caritatif qui rapportent (tournois de golf, dîners-bénéfice). À cette fin, il s’associe avec de fidèles bienfaiteurs qui le soutiennent dans l’édification de son œuvre au fil des années, les Chevaliers de Colomb, notamment. Aquin et ses assistants donnent des conférences, visitent des hôpitaux, financent un camp de vacances pour les familles de chauffeurs, offrent des bourses d’études et des jouets de Noël à leurs enfants. Comme le rapporte Jean-Philippe Warren dans son livre Histoire du taxi de Montréal, « après huit ans d’activités endiablées (1957-1965), le père Aquin et ses aumôniers ont dépensé plus de 800 000 $ pour le bien-être des chauffeurs de taxi et usé treize automobiles ».

Déclin et fin du Bon Dieu en taxi

Le Bon Dieu en taxi 1969

Coupure de presse ayant pour titre « Le père Paul Aquin quitte son œuvre du “Bon Dieu en Taxi” » avec une petite photo en gros plan du père Aquin.
Archives de la Ville de Montréal, VM166-D01273, page 87
Le Bon Dieu en taxi est devenu la plus grosse paroisse en ville. En 1969, cependant, après 14 ans de dur labeur, le père a reçu l’ordre de ses supérieurs de cesser la présentation des messes de nuit puis de fermer boutique. Le clergé ne souhaite plus soutenir l’œuvre dans cette formule des drive-in-masses (les messes à l’auto) dont le révérend tire ses principaux revenus et qui exige de nombreuses ressources. Malgré tous les efforts de l’aumônier pour poursuivre sa mission et les activités charitables, l’entreprise vivote et ne peut survivre à la crise financière qu’elle traverse.

Le père Paul Aquin décide de prendre des vacances avec la permission du diocèse et d’accepter d’autres fonctions au sein de la Compagnie de Jésus. Pour pallier son absence, l’Archevêché nomme le père dominicain Pierre Tremblay, collaborateur immédiat du père Aquin, comme aumônier du taxi, lequel occupera un bureau dans les locaux d’entreprises de taxi. Les célèbres roulottes n’étant plus, le cœur de l’œuvre s’est étiolé. La mission du Bon Dieu en taxi s’achève définitivement en 1970.

R.P. est l’abréviation de révérend père, titre honorifique donné aux prêtres des ordres religieux chrétiens.

Les abréviations R.R. et P.P. indiquent une séquence de plusieurs noms d’aumôniers dans une phrase.

S.J. (ou s.j.) est un sigle signifiant « Societas Jesu ». Il désigne l’ordre religieux de la Compagnie de Jésus. Placé après un nom, il indique que la personne est un jésuite.

Références bibliographiques

CHISHOLM, Lauchie. « Oddest Parish Gets Bigger Chapel: Taximen’s Chaplain Santa, Too », The Gazette, 3 janvier 1959, Archives de la Ville de Montréal.

CRÊTE, Maurice. « Les chauffeurs de taxi ont maintenant leur aumônier », Le Devoir, 18 janvier 1957, Archives de la Ville de Montréal.

DE LA ROCHELLE, Serge. « Une paroisse mobile pour les chauffeurs de taxi de Montréal », La Presse, 8 janvier 1957, Archives de la Ville de Montréal.

PILON-LAROSE, Hugo. « Le Bon Dieu en Taxi : le renouveau liturgique provoque un grand dérangement », La Presse, 1er mars 1965, Archives de la Ville de Montréal.

LAPERRIÈRE, Guy. « L’Église au Québec », dictionnaire Usito, Université de Sherbrooke, dernière mise à jour 21 janvier 2025.

LÉGER, Pierre. « Le Bon Dieu en taxi, c’est une vie de fou », Photo-Journal, semaine du 30 septembre au 7 octobre 1964, p. 4-5, Archives municipales de Montréal 1273, dossier conservé dans la collection Taxi. Le Bon Dieu en taxi.

PRESSE CANADIENNE. « La plus grande roulotte au Canada. Nouvelle roulotte au Bon Dieu en taxi », La Presse, 21 novembre 1958, Archives de la Ville de Montréal.

PRESSE CANADIENNE. « Ayant dépassé ses cadres… Le Bon Dieux en taxi s’adressera désormais à un plus grand nombre », La Presse, 29 juin 1960, Archives de la Ville de Montréal.

SARRAULT, Jean-Paul. « Les golfeurs paieront $100 pour aider l’œuvre du Bon Dieu en taxi », Montréal Matin, 18 juillet 1961, Archives de la Ville de Montréal.

SHOETERS, Jean. « Paul Aquin – Le Bon Dieu en Taxi », Montréal Taxi Blog, 19 avril 2008. 

SHOETERS, Jean. « Le Bon Dieu en Taxi – Paul Aquin (1959-1965) », Montréal Taxi Blog, 18 janvier 2023. 

RADIO-CANADA. Il y a 55 ans, l’Église catholique abandonnait la messe en latin, RADIO-CANADA Archives, 6 mars 2020. 

RDS. Il était une fois, le Père Paul Aquin, RDS, 5 janvier 2009. 

WARREN, Jean-Philippe. Histoire du taxi à Montréal. Des taxis jaunes à UberX, Les Éditions du Boréal, 2020, 432 p.

Article « R.P. », WIKTIONNAIRE, Le dictionnaire libre

Article « S.J. », WIKIPÉDIA, L’encyclopédie libre

« Un merci à LA PRESSE et des précisions du P. Paul Aquin », La Presse, 9 décembre 1959, Archives de la Ville de Montréal.

« Le Bon Dieu en taxi s’en va… chez le diable! », Journal de Montréal, 19 octobre 1966, Archives de la Ville de Montréal.

« Le public ne sera plus admis aux messes de nuit du Bon Dieu en taxi. », Dimanche-Matin, 14 décembre 1966, Archives de la Ville de Montréal.

« Le Bon Dieu en taxi : À partir du 15 janvier, le père Aquin ne chantera plus de messes en public », Dimanche-Matin, 2 octobre 1966, Archives de la Ville de Montréal.

« Le père Paul Aquin quitte son œuvre du Bon Dieu en taxi. », La Presse, Dimanche-Matin, 4 mai 1969, Archives de la Ville de Montréal.