En 1945, la jeune femme entourée d’enfants n’est pas encore la célébrité qu’elle deviendra. Originaire du Manitoba, Gabrielle Roy découvre Montréal et ses contrastes en travaillant comme journaliste pour le
Bulletin des agriculteurs. Son observation minutieuse de la réalité ouvrière montréalaise l’amène à l’écriture du roman
Bonheur d’occasion dès 1941. Pour s’imprégner de cette réalité, Gabrielle Roy arpente les rues du quartier Saint-Henri, de jour comme de nuit. Si les personnages sont vibrants d’émotions, le Saint-Henri d’alors est également décrit avec une grande acuité : ses usines fumantes, ses lourds entrepôts et élévateurs à grain aux abords du canal de Lachine, ses rues et ses ruelles animées et ses humbles demeures. Séduite par le réalisme cru de
Bonheur d’occasion, la critique encense l’œuvre comme une manifestation d’un renouvellement de la culture littéraire canadienne. Le succès de son premier roman dépasse de loin les espérances de l’auteure. Traduite dans plusieurs langues, Gabrielle Roy reçoit le prix Fémina en 1947.
Neuf garçons souriants
Juste à côté de la fameuse maison en forme de V au coin des rues Saint-Ambroise et Saint-Augustin, Gabrielle Roy pose avec neuf jeunes garçons natifs du quartier Saint-Henri, dont Yvon Laferrière, le seul identifié dans les archives, qui est le premier à gauche. Malgré leur visage souriant, on devine aisément que leur jeunesse est loin d’être dorée. La crise des années 1930 ainsi que la sévère pénurie de logements affectent le quotidien des familles ouvrières de Saint-Henri. Lancés par le maire Camillien Houde, les travaux publics occupent les chômeurs qui édifient le marché Atwater et la station de pompiers de la place Saint-Henri. Mais ces travaux ne touchent pas aux bâtiments résidentiels, alors en piètre état et peu sujets à des rénovations à cause de la crise. S’entassant à l’étroit dans ces logis chers et désuets, les familles ouvrières de Saint-Henri sont éprouvées par la pauvreté et la maladie. Dès que possible, les aînés doivent travailler pour soutenir financièrement la maisonnée. S’ils sont chanceux, les cadets auront peut-être la possibilité de faire des études, comme ce fut le cas pour l’auteure de
Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy nous donne un vibrant témoignage de cette époque laborieuse, qu’elle critique d’ailleurs, un peu à la manière d’Émile Zola.
Saint-Henri par bateau et par train
Derrière Gabrielle Roy et les garçons, un wagon de la New York, New Haven and Hartford Railroad en route vers le pont Victoria. Cette compagnie ferroviaire est très active au nord-est des États-Unis dans la première moitié du XX
e siècle. C’est à partir des années 1860 que le réseau de voies ferrées se développe à Montréal, ville reliée au reste du monde par le fleuve. La proximité du pont ferroviaire Victoria (inauguré en 1859) et la présence du canal de Lachine transforment fortement l’ancien village des Tanneries. Saint-Henri devient l’une des villes les plus industrialisées au pays. En plein centre, sur la place Saint-Henri, se croisent bruyamment les trains de marchandises bloquant les quatre intersections à toute heure du jour et de la nuit. Maintenant chose du passé, cette effervescence vit encore grâce à
Bonheur d’occasion dont le titre a été immortalisé par l’artiste Julien Hébert à la station de métro Place-Saint-Henri.
Cet article est paru dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans le Journal de Montréal du 24 mai 2015, et dans le livre Promenades historiques à Montréal, sous la direction de Jean-François Leclerc, aux Éditions du Journal, en 2016.