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Grand-maman vit seule

08 février 2021

Veuve et retraitée, grand-maman mène une vie solitaire, rythmée par ses souvenirs d’immigrante, l’écoute de la télévision en portugais, la messe dominicale et l’attente de la visite de ses proches.

Ce texte d’Emanuel Melo n’est pas à proprement parler un témoignage. C’est une œuvre littéraire inspirée de faits vécus, de la réalité. Il est à l’origine de la préoccupation de Joaquina Pires à propos des aînés de la communauté luso-montréalaise, de son questionnement sur la relation grands-parents―petits-enfants et de sa motivation à créer l’exposition Fil de tendresse, dont elle a été la commissaire. Ce texte est donc l’amorce de ce dossier de Mémoires des Montréalais.

Emanuel Melo, 2016

Photo couleur en plan rapproché montrant un homme souriant portant des lunettes.
Collection personnelle d’Emanuel Melo
Emanuel Melo est né à São Miguel, aux Açores. Il est arrivé au Canada à l’âge de neuf ans. Il a étudié à l’Université de Toronto, où il a obtenu un baccalauréat en arts.

Emanuel Melo a écrit et publié plusieurs nouvelles dans les revues Cleaver Magazine et Mundo Açoriano, dans le Toronto World Arts Scene et dans le site Internet du Centre d’études et de recherche açoréennes des Universités de Toronto et de York. Sa nouvelle Avó lives alone a été publiée en 2015 dans le livre Memoria, une anthologie consacrée à des écrivains luso-canadiens. En 2013, ce texte a été finaliste du 20e concours annuel du Writers’ Union of Canada, le Short Prose Competition for Developing Writers.

Emanuel continue d’écrire des nouvelles inspirées par son parcours migratoire et son processus d’intégration ainsi que par ceux de Canadiens originaires des Açores.

Grand-maman se lève à cinq heures du matin pour regarder la messe en portugais à la télévision. La grande majorité de la journée, elle la passe à regarder des téléséries et des nouvelles en portugais, mais son émission favorite est sans doute la messe. Elle en regarde deux ou trois par jour mais, après la première, tôt dans la journée, elle retourne à son lit et dort jusqu’à 10 heures environ. Ensuite, elle déjeune tard, lave son assiette, sa tasse et sa soucoupe et commence à préparer le dîner qu’elle prendra vers deux heures de l’après-midi. Entre-temps, assise sur le sofa du salon, elle répare les bas, les jupes et les chemises de sa petite-fille.

« Apporte-moi tout », demande-t-elle à son fils, le père de la petite, « ça m’occupe ». Elle passera des après-midi tranquilles à repriser et à coudre, son panier de fils et d’aiguilles par terre à côté du sofa, la télé en marche. Grand-maman ne regarde presque plus d’émissions en anglais; surtout depuis qu’elle a accès à des chaînes étrangères directement du Portugal et du Brésil, qu’elle regarde jusque tard dans la soirée. Tôt le lendemain matin, elle poursuivra avec la messe, reconnaissante de pouvoir regarder la télévision dans sa langue. Ça lui permet de rester connectée à ses racines, ce qui aurait été impossible il y a des décennies, lorsqu’elle est arrivée au Canada et qu’il n’y avait pas d’émissions en portugais à la télévision.

Une vie solitaire

Pour souper, elle préparera un plateau avec des fruits, des biscuits, du gâteau et du yogourt, un morceau de chocolat, parfois du pain grillé et un petit contenant de yogourt recyclé plein d’arachides ou de graines de soya, parfois salées, d’autres fois sans sel. Assise sur le sofa, le plateau sur ses genoux, elle regardera les émissions du soir en mangeant. Il y a le Preço certo, la version portugaise de À vous de jouer (The Price is Right) et, les lundis, Prós e Contras, une émission de débats très intéressante dans laquelle l’animateur s’exprime avec un niveau de langage érudit, auquel la formation de quarta classe de grand-maman ne l’aura pas préparée. Les invités utilisent des mots qu’elle ne connaissait pas dans sa jeunesse, des expressions du domaine technologique et environnemental qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire jusqu’à récemment, ce qui l’amène à croire que son manque de compréhension est dû au trop grand nombre de décennies qu’elle a passées au Canada.

Tous les jours, elle prend le téléphone pour jaser un moment ou une heure avec une amie de longue date, question de briser le silence dû à sa vie solitaire. Mais c’est l’appel de son fils aîné qu’elle attend chaque soir. « Je savais que c’était toi », dira-t-elle à travers sa toux chronique. Chaque fois qu’il l’appelle, cette toux se fait entendre lorsqu’il dit « Hello Mãe » et elle se poursuit jusqu’à ce que grand-maman finisse par dire : « Je ne comprends pas pourquoi je tousse si fort, mais ça fait des années. C’est chronique. »

Le soutien de la famille

Elle lui donnera ensuite les nouvelles du jour : « Savais-tu qu’il y a encore une jeune fille qui est disparue aujourd’hui? Et une tempête terrible en Algarve? Et une inondation dans le Nord? » Du coup, son récit entremêle des nouvelles personnelles et mondiales : « J’ai eu de la difficulté à remonter les escaliers quand je suis allée faire la lessive ce matin, mes jambes ne sont plus les mêmes, et il y a eu un feu de forêt au Québec, mais je vais mieux, graças a Deus, oh mon dieu, c’est incroyable, l’auto est broyée, et la bombe qui a explosé devant ces pauvres gens… » Son fils n’aime pas écouter les nouvelles, mais tous les soirs il s’assoit tranquillement au téléphone pendant que sa mère s’adonne à les lui raconter. Parfois, elle lui dit que la voix de son fils est la première qu’elle a entendue de la journée, car elle n’a parlé à personne. Elle poursuit : « Ta cousine Berta a fait une belle soupe aux légumes. Elle m’en a apporté aujourd’hui. C’est une querida. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle. Mais Rita aussi est une querida. Elle est tellement patiente et m’amène faire des courses quand ton frère est trop occupé. Et elle ne se plaint jamais de faire des commissions pour moi, alors que ton frère se plaint tout le temps que ma liste d’épicerie est trop longue. J’aimerais sortir plus souvent faire des courses, mais je ne peux quand même pas les déranger. » Alors, avec une certaine hésitation dans la voix, vient la question qui la brûle :

« As-tu parlé à ton frère aujourd’hui?

– Non.

– Moi non plus. »

Il entend la déception triste dans sa voix.

« Et comment vont les queridas, mes belles petites-filles? »

Il lui dira alors qu’il a emmené ses petites nièces se balancer au parc ou alors voir un film ou bien qu’il les a reçues pour souper. « Elles doivent être tellement grandes maintenant », dit-elle dans l’espoir d’en apprendre davantage sur les petites, « peut-être ton frère me les amènera la prochaine fois qu’il fera les courses pour moi. »

L’attente déçue

Toutes les six semaines, le père des enfants reçoit une liste d’épicerie aussi longue qu’une lettre d’enfant au père Noël. Il se rend chez No Frills et remplit des boîtes et des boîtes. Quelquefois, la liste est tellement longue qu’il est obligé d’exécuter la commande en deux temps, une première partie qu’il apporte dans la voiture, pour ensuite retourner au magasin régler la deuxième. En arrivant, c’est lui que grand-maman regarde en premier, mais son sourire s’efface à mesure qu’elle vérifie le contenu des boîtes et s’assure qu’il a bien choisi les bonnes marques et le nombre exact de pommes et d’oranges; tout doit être en ordre avant qu’elle puisse poser la question. Et il répond : « Désolé, Mãe. Les filles sont trop occupées aujourd’hui. Elles avaient une fête d’anniversaire cet après-midi. » Parfois, ce sont leurs leçons de natation, de ballet, ou bien de patinage qui les empêchent de venir. « Ah, patience. » Grand-maman laisse échapper un soupir de résignation et de déception, car elle n’a pas vu ses petites-filles depuis Noël. « Ce sera pour une autre fois », essaie-t-elle de se consoler avec l’espoir d’une prochaine occasion.

Son fils s’occupe de ranger les provisions pendant qu’elle le regarde faire, lui disant où les placer, il est encore son petit garçon et elle l’aime beaucoup. Elle aime ses deux enfants, mais celui-ci lui a donné des petits-enfants, et il est le cadet, ce qui le rend plus près de son cœur. Elle lui est reconnaissante pour ses petites-filles. Après avoir rangé le tout rapidement, il ne reste plus de temps pour s’asseoir, parler ou manger un morceau; il prend congé de sa mère et se dépêche de rejoindre sa vie occupée. Derrière la porte vitrée, elle le salue de la main et regarde la voiture disparaître au coin de la rue; elle ferme alors la porte, met le système d’alarme en marche et retourne s’asseoir sur le sofa.

La visite

« Ai, pourquoi m’as-tu quittée, Antonio? », demande-t-elle en s’adressant à la photo de son mari bien aimé, l’Avô des petites, décédé il y a quelques années. C’est à ce moment-là qu’elle a commencé à vivre seule, après le cancer du cerveau qui a emporté son mari. Mais elle aime son chez-soi, s’y sent en sécurité, aime avoir ses choses autour d’elle; les souvenirs qui se dégagent des photos et des objets chers ramassés au long de sa vie la réconfortent.

Il y a des souvenirs liés à un moment spécial partout où elle pose les yeux : « C’est dans ce sofa que ton père s’étendait pour faire la sieste quand il était malade. Il adorait dormir quand il ne lisait pas le journal. » Elle se remémore sa vie lorsque son fils aîné lui rend sa visite hebdomadaire. Et jubile quand il peut passer la nuit chez elle. Elle passe alors la journée à lui préparer des spécialités qui, elle le sait, lui feront plaisir et, lorsqu’il arrive à sa porte après le travail, elle l’accueille, fatiguée et souriante, heureuse d’avoir sa compagnie, son étreinte, le contact humain dont elle est privée depuis sa dernière visite. Ils regardent les émissions portugaises après le souper tout en mangeant des malasadas accompagnées de thé. Ils se lèvent tard le lendemain, elle lui prépare son déjeuner et le dîner, qu’il emportera avec lui, et joindra invariablement un grand contenant de soupe aux légumes fraîchement préparée, qu’il apportera à la maison. Elle le serre dans ses bras et lui demande de lui faire un gros câlin. « N’oublie pas ta pauvre mère », lui dit-elle sachant fort bien qu’il l’appellera plus tard dans la soirée. Elle le regarde s’en aller à travers la fenêtre jusqu’à ce qu’il se retourne pour la saluer de la main avant de monter dans l’autobus. Il la voit faire de même et sait qu’elle lui sourit. Une fois qu’il est parti, elle retourne s’asseoir, faire ses prières et regarder la télévision.

Une vie pleine et active

Grand-maman s’ennuie facilement. Elle ne sort pas beaucoup. Son arthrite, sa difficulté à marcher sans perdre l’équilibre, son poids la retiennent à la maison à moins d’avoir un rendez-vous chez le médecin ou quelqu’un qui l’emmène gentiment à l’église le dimanche. Quand grand-papa était vivant et en santé, le couple avait une vie pleinement active. Même après la retraite, ils étaient fort occupés, particulièrement lors de la naissance de leur première petite-fille. Ils regardaient alors le bébé avec un énorme sourire, étaient aux petits soins pour lui, c’était la journée la plus fière de leurs vies. « Querida », murmuraient-ils près du petit visage, enveloppant de sourires la vie de ce nouveau-né.

Lorsque la mère du bébé est retournée travailler, les grands-parents se sont offerts pour garder l’enfant. Ainsi, tous les jours, tôt le matin, le fils ou la bru partaient en voiture de chez eux dans l’est de la ville pour déposer leur précieux bébé chez les grands-parents dans l’ouest de la ville. Deux ans plus tard, une autre petite-fille est née. À nouveau de la joie, des pincements de joues, des queridas susurrés aux oreilles du bébé. Bientôt, les deux petites passaient la journée chez les grands-parents jusqu’à ce que leurs parents viennent les chercher tard dans la soirée. L’aînée s’amusait à sortir la batterie de cuisine des armoires du bas et à l’éparpiller partout sur le plancher de la cuisine. Il y avait des jouets partout, de la lessive dont grand-maman s’occupait, du linge sale de bébé, de la nourriture à préparer. À cette époque, c’est grand-papa qui s’occupait des courses.

« Antonio, lui criait-elle, va acheter des papo secos à la boulangerie. » Il revenait heureux de ses achats, des commissions faites à la demande de sa femme; mais en regardant à l’intérieur du sac brun rempli de petits pains, elle lui dirait avec un regard réprobateur, comme s’il venait de commettre un crime : « Je t’avais dit d’acheter les papo secos ronds, pas les longs. Il n’y a rien à faire avec toi. » Et elle l’obligerait à sortir acheter des petits pains ronds. Grand-papa était un homme patient et gentil. Toute sa vie, il a essayé de rendre sa femme heureuse et, indépendamment des demandes les plus déraisonnables, il a tout fait pour lui offrir ce qu’elle voulait.

Aider les plus jeunes

À la fin de la journée, les parents des petites venaient les chercher. Mais avant de partir, ils restaient pour souper. « Merci Mãe, je ne sais pas ce que je ferais sans vous », disait sa bru en embrassant grand-maman avant de partir. Les grands-parents restaient à la porte pendant que les enfants étaient installées dans leurs sièges-autos, saluant de la main jusqu’à ce que la voiture disparaisse au bout de la rue. La tranquillité revenait à la maison après le désordre joyeux de la journée et le départ de la jeune famille. Les grands-parents rangeaient les traîneries, lavaient et essuyaient la vaisselle et, satisfaits de la journée, ils allaient s’asseoir l’un à côté de l’autre sur le sofa devant la télévision. Ainsi s’est déroulée leur vie pendant des années, les filles grandissant à vue d’œil chaque jour. Certains matins, la plus jeune se glissait sans bruit dans la chambre à coucher et sur la pointe des pieds à côté du lit incitait le grand-père : « Grand-papa, lève-toi. » Il répondait en se réveillant avec étonnement et un grand sourire. « Ah, minha querida », disait-il en la serrant dans ses bras.

Mais grand-papa est tombé malade et les filles ont cessé de venir les voir. Grand-maman en avait trop à faire maintenant qu’elle devait s’occuper de la santé de son mari. Ce dernier a subi une intervention aux poumons et semblait aller mieux jusqu’à ce que les médecins découvrent que son cerveau était affecté. « Les taches ont grossi, disait le médecin mal à l’aise, il n’y a pas grand-chose à faire, malheureusement. » C’était leur fils aîné, celui qui amenait grand-papa à tous les rendez-vous médicaux, qui devait traduire en portugais. Mais comment traduire « Vous allez mourir » dans n’importe quelle langue? Impossible. Alors, le fils se résignait à ramener son père à la maison, tout simplement.

Grand-papa ne se plaignait jamais de son cancer. Assis sur le sofa, il était pris de hoquet pendant des heures, effet des médicaments qu’il ingérait dans un vain espoir de guérison, mais qui ne faisaient qu’empirer son état. Alors, épuisé, il fermait les yeux et s’étendait sur le sofa où il s’endormait.

« Je m’ennuie d’aquelas queridas filhas », se lamentait-il. Un an plus tard, son état s’est aggravé, et il est décédé doucement dans l’espace de quelques semaines. C’est alors que grand-maman a commencé à vivre seule.

Une maison pleine de souvenirs

« Pourquoi ne venez-vous pas vivre plus près de nous? Vous pourriez voir les filles tout le temps, vous seriez tout près », suppliait le cadet. Mais elle ne pouvait se résoudre à quitter sa maison. C’était tout ce qui lui restait du souvenir du seul homme qu’elle avait aimé et de la vie qu’ils avaient bâtie ensemble au Canada.

Ça a pris du temps, mais grand-maman s’est habituée à vivre seule. Elle a hâte que le dimanche matin arrive, quand une dame de l’église vient la chercher pour aller à la messe, puis la ramène à la maison. Elle passe alors la journée assise tranquillement dans le salon, prend ses repas seule en espérant que quelqu’un lui rende visite. Elle espère surtout que ses petites-filles viennent lui rendre visite.

« Je suis encore capable de m’occuper de mes affaires, graças a Deus. As-tu eu des nouvelles de ton frère aujourd’hui? », dit-elle à son fils aîné au téléphone. « Non », répond-il. « Je ne faisais que demander, à tout hasard… Et comment vont mes petites-filles? », ajoute-t-elle.

Bientôt ce sera Pâques, et grand-maman se prépare pour cette fête spéciale en famille. Elle demande à son aîné d’acheter des cadeaux de Pâques pour les petites et met des œufs en chocolat dans des sacs cadeaux décorés de papier coloré.

« Sais-tu où on va souper cette année à Pâques? Est-ce ton frère qui reçoit ou sa belle-mère? » Tous les jours, elle lui demande des nouvelles, mais son fils aîné n’est au courant de rien. Un soir, la fête approchant, elle arrive à parler directement à son cadet et apprend que la famille s’apprête à partir en vacances à Pâques; c’est une belle occasion de partir, sa femme et lui travaillent si dur et ils ont besoin de temps pour relaxer. « Désolé, Mãe », glisse son fils. « Pas de problème, répond-elle, l’important est que tout le monde soit en santé, c’est ce que je veux pour vous. »

Une fête de Pâques solitaire

Le matin de Pâques, la dame si gentille l’amène à l’église, la ramène à la maison et lui souhaite de joyeuses pâques avec sa famille qui arrivera plus tard dans l’après-midi, selon la version de grand-maman. Celle-ci ferme la porte, range ses vêtements de dimanche, prépare son dîner qu’elle mange en regardant les nouvelles en portugais à la télévision. Plus tard, tout en récitant le rosaire, elle s’assoupira par petits moments, les grains lui échappant des mains.

« Antonio, pourquoi es-tu parti? », se plaint-elle devant la photo de son mari, prise un certain dimanche après-midi, alors qu’il était plus jeune et souriant, l’entourant de son bras pendant qu’ils se baladaient sur l’Avenida à Ponta Delgada. Et elle va regarder une autre émission; les voix de la télévision coupent le silence qui s’installe autour d’elle. La soirée est encore jeune, mais ce soir elle ira se coucher de bonne heure.

« Je suis fatiguée », essaie-t-elle de se persuader. « J’espère que mes queridas netas passent de belles vacances. Si elles sont heureuses, je le suis aussi. » Bientôt le printemps donnera lieu à l’été; l’école sera finie. « Je sais que je les verrai alors. »